La Joie de vivre
Emile Zola
Chapitre 1
Comme six heures sonnaient au coucou de la salle à manger, Chanteau perdit tout espoir. Il se leva péniblement du fauteuil oùil chauffait ses lourdes jambes de goutteux, devant un feu de coke.Depuis deux heures, il attendait madame Chanteau, qui, après uneabsence de cinq semaines, ramenait ce jour-là de Paris leur petitecousine Pauline Quenu, une orpheline de dix ans, dont le ménageavait accepté la tutelle.
Emile Zola
Chapitre 1
Comme six heures sonnaient au coucou de la salle à manger, Chanteau perdit tout espoir. Il se leva péniblement du fauteuil oùil chauffait ses lourdes jambes de goutteux, devant un feu de coke.Depuis deux heures, il attendait madame Chanteau, qui, après uneabsence de cinq semaines, ramenait ce jour-là de Paris leur petitecousine Pauline Quenu, une orpheline de dix ans, dont le ménageavait accepté la tutelle.
– C’est inconcevable, Véronique, dit-il en poussant laporte de la cuisine. Il leur est arrivé un malheur.
La bonne, une grande fille de trente-cinq ans, avec des mainsd’homme et une face de gendarme, était en train d’écarter du feu ungigot qui allait être certainement trop cuit. Elle ne grondait pas,mais une colère blêmissait la peau rude de ses joues.
– Madame sera restée à Paris, dit-elle sèchement. Avectoutes ces histoires qui n’en finissent plus et qui mettent lamaison en l’air !
– Non, non, expliqua Chanteau, la dépêche d’hier soirannonçait le règlement définitif des affaires de la petite… Madamea dû arriver ce matin à Caen, où elle s’est arrêtée pour passerchez Davoine. À une heure, elle reprenait le train ; à deuxheures, elle descendait à Bayeux ; à trois heures, l’omnibusdu père Malivoire la déposait à Arromanches, et si même Malivoiren’a pas attelé tout de suite sa vieille berline, Madame aurait puêtre ici vers quatre heures, quatre heures et demie au plus tard…Il n’y a guère que dix kilomètres d’Arromanches à Bonneville.
La cuisinière, les yeux sur son gigot, écoutait tous cescalculs, en hochant la tête. Il ajouta, après unehésitation :
– Tu devrais aller voir au coin de la route, Véronique.
Elle le regarda, plus pâle encore de colère contenue.
– Tiens ! pourquoi ?… Puisque monsieur Lazare estdéjà dehors, à patauger à leur rencontre, ce n’est pas la peine quej’aille me crotter jusqu’aux reins.
– C’est que, murmura Chanteau doucement, je finis par êtreinquiet aussi de mon fils… Lui non plus ne reparaît pas. Quepeut-il faire sur la route, depuis une heure ?
Alors, sans parler davantage, Véronique prit à un clou un vieuxchâle de laine noire, dont elle s’enveloppa la tête et les épaules.Puis, comme son maître la suivait dans le corridor, elle lui ditbrusquement :
– Retournez donc devant votre feu, si vous ne voulez pasgueuler demain toute la journée, avec vos douleurs.
Et, sur le perron, après avoir refermé la porte à la volée, ellemit ses sabots et cria dans le vent :
– Ah ! Dieu de Dieu ! en voilà une morveuse quipeut se flatter de nous faire tourner en bourrique !
Chanteau resta paisible. Il était accoutumé aux violences decette fille, entrée chez lui à l’âge de quinze ans, l’année même deson mariage. Lorsqu’il n’entendit plus le bruit des sabots, ils’échappa comme un écolier en vacances et alla se planter, àl’autre bout du couloir, devant une porte vitrée qui donnait sur lamer. Là, il s’oublia un instant, court et ventru, le teint coloré,regardant le ciel de ses gros yeux bleus à fleur de tête, sous lacalotte neigeuse de ses cheveux coupés ras. Il était à peine âgé decinquante-six ans ; mais les accès de goutte dont il souffraitl’avaient vieilli de bonne heure. Distrait de son inquiétude, lesregards perdus, il songeait que la petite Pauline finirait bien parfaire la conquête de Véronique.
Puis, était-ce sa faute ? Quand ce notaire de Paris luiavait écrit que son cousin Quenu, veuf depuis six mois, venait demourir à son tour en le chargeant par testament de la tutelle de safille, il ne s’était pas senti la force de refuser. Sans doute onne se voyait guère, la famille se trouvait dispersée, le père deChanteau avait jadis créé à Caen un commerce de bois du Nord, aprèsavoir quitté le Midi et battu toute la France, comme simple ouvriercharpentier, tandis que le petit Quenu, dès la mort de sa mère,était débarqué à Paris, où un autre de ses oncles lui avait plustard cédé une grande charcuterie, en plein quartier des Halles. Eton s’était à peine rencontré deux ou trois fois, lorsque Chanteau,forcé par ses douleurs de quitter son commerce, avait fait desvoyages à Paris, afin de consulter les célébrités médicales.Seulement, les deux hommes s’estimaient, le mourant rêvaitpeut-être pour sa fille l’air salubre de la mer. Celle-cid’ailleurs, héritant de la charcuterie, serait loin d’être unecharge. Enfin, madame Chanteau avait accepté, même si vivement,qu’elle avait voulu éviter à son mari la fatigue dangereuse d’unvoyage, partant seule, battant le pavé, réglant les affaires, avecson continuel besoin d’activité ; et il suffisait à Chanteauque sa femme fût contente.
Mais pourquoi n’arrivaient-elles pas toutes les deux ? Sescraintes le reprenaient, en face du ciel livide, où le vent d’ouestemportait de grands nuages noirs, comme des haillons de suie, dontles déchirures traînaient au loin dans la mer. C’était une de cestempêtes de mars, lorsque les marées de l’équinoxe battentfurieusement les côtes. Le flot, qui commençait seulement à monter,ne mettait encore sur l’horizon qu’une barre blanche, une écumemince et perdue ; et la plage, si largement découverte cejour-là, cette lieue de rochers et d’algues sombres, cette plainerase, salie de flaques, tachée de deuil, prenait une mélancolieaffreuse, sous le crépuscule tombant de la fuite épouvantée desnuages.
– Peut-être bien que le vent les a chavirées dans un fossé,murmura Chanteau.
Un besoin de voir le poussait. Il ouvrit la porte vitrée, risquases chaussons de lisières sur le gravier de la terrasse, quidominait le village. Quelques gouttes de pluie volant dansl’ouragan lui cinglèrent le visage, un souffle terrible fit claquerson veston de grosse laine bleue. Mais il s’entêtait, sanscasquette, le dos arrondi ; et il vint s’accouder au parapet,pour surveiller la route, en bas. Cette route dévalait entre deuxfalaises, on aurait dit un coup de hache dans le roc, une fente quiavait laissé couler les quelques mètres de terre, où se trouvaientplantées les vingt-cinq à trente masures de Bonneville. Chaquemarée semblait devoir les écraser contre la rampe, sur leur litétroit de galets. À gauche, il y avait un petit port d’échouage,une bande de sable, où des hommes hissaient à cris réguliers unedizaine de barques. Ils n’étaient pas deux cents habitants, ilsvivaient de la mer, fort mal, collés à leur rocher avec unentêtement stupide de mollusques. Et, au-dessus des misérablestoits, défoncés chaque hiver par les vagues, on ne voyait sur lesfalaises, à demi-pente, que l’église à droite, et que la maison desChanteau à gauche, séparées par le ravin de la route. C’était làtout Bonneville.
– Hein ? quel fichu temps ! cria une voix.
Ayant levé les yeux, Chanteau reconnut le curé, l’abbé Horteur,un homme trapu, à encolure de paysan, dont les cinquante ansn’avaient pas encore pâli les cheveux roux. Devant l’église, sur leterrain du cimetière, le prêtre s’était réservé un potager ;et il était là, regardant ses premières salades, en serrant sasoutane entre ses cuisses, pour que l’ouragan ne la lui mît pas surla tête. Chanteau, qui ne pouvait parler et se faire entendrecontre le vent, dut se contenter de saluer de la main.
– Je crois qu’ils n’ont pas tort de retirer les barques,continua le curé à plein gosier. Vers dix heures, ilsdanseront.
Et, comme décidément une rafale le coiffait de sa soutane, ildisparut derrière l’église.
Chanteau s’était retourné, gonflant les épaules, tenant le coup.Les yeux pleins d’eau, il jetait un regard sur son jardin brûlé parla mer, et sur la maison de briques, aux deux étages de cinqfenêtres, dont les persiennes, malgré les clavettes d’arrêt,menaçaient d’être arrachées. Lorsque la rafale eut passé, il sepencha de nouveau sur la route ; mais Véronique revenait, enagitant les bras.
– Comment ! vous êtes sorti ?… Voulez-vous bienvite rentrer, monsieur !
Elle le rattrapa dans le corridor, le gourmanda ainsi qu’unenfant pris en faute. N’est-ce pas ? quand il souffrirait lelendemain, ce serait encore elle qui serait obligée de lesoigner !
– Tu n’as rien vu ? demanda-t-il d’un ton soumis.
– Bien sûr, non, que je n’ai rien vu… Madame estcertainement à l’abri quelque part.
Il n’osait lui dire qu’elle aurait dû pousser plus loin.Maintenant, c’était l’absence de son fils qui le tourmentaitsurtout.
– J’ai vu, reprit la bonne, que tout le pays est en l’air.Ils ont peur d’y rester, cette fois… Déjà, en septembre, la maisondes Cuche a été fendue du haut en bas, et Prouane, qui montaitsonner l’angélus, vient de me jurer qu’elle serait par terredemain.
Mais, à ce moment, un grand garçon de dix-neuf ans franchitd’une enjambée les trois marches du perron. Il avait un frontlarge, des yeux très clairs, avec un fin duvet de barbe châtaine,qui encadrait sa face longue.
– Ah ! tant mieux ! voici Lazare ! ditChanteau soulagé. Comme tu es mouillé, mon pauvre enfant !
Le jeune homme accrochait, dans le vestibule, un caban trempépar les ondées.
– Eh bien ? demanda de nouveau le père.
– Eh bien ! personne ! répondit Lazare. Je suisallé jusqu’à Verchemont, et là j’ai attendu sous le hangar del’auberge, les yeux sur la route, qui est un vrai fleuve de boue.Personne !… Alors, j’ai craint de t’inquiéter, je suisrevenu.
Il avait quitté le lycée de Caen au mois d’août, après avoirpassé son baccalauréat, et depuis huit mois il battait lesfalaises, ne se décidant point à choisir une occupation, passionnéseulement de musique, ce qui désespérait sa mère. Elle était partiefâchée, car il avait refusé de l’accompagner à Paris, où ellerêvait de lui trouver une position. Toute la maison s’en allait àla débandade, dans une aigreur involontaire que la vie commune dufoyer aggravait encore.
– Maintenant que te voilà prévenu, reprit le jeune homme,j’ai envie de pousser jusqu’à Arromanches.
– Non, non, la nuit tombe, s’écria Chanteau. Il estimpossible que ta mère nous laisse sans nouvelle. J’attends unedépêche… Tiens ! on dirait une voiture.
Véronique avait rouvert la porte.
– C’est le cabriolet du docteur Cazenove, annonça-t-elle.Est-ce qu’il devait venir, monsieur ?… Ah ! monDieu ! mais c’est Madame !
Tous descendirent vivement le perron. Un gros chien de montagnecroisé de terre-neuve, qui dormait dans un coin du vestibule,s’élança avec des abois furieux. À ce vacarme, une petite chatteblanche, l’air délicat, parut aussi sur le seuil ; mais,devant la cour boueuse, sa queue eut un léger tremblement dedégoût, et elle s’assit proprement, en haut des marches, pourvoir.
Cependant, une dame de cinquante ans environ avait sauté ducabriolet avec une souplesse de jeune fille. Elle était petite etmaigre, les cheveux encore très noirs, le visage agréable, gâté parun grand nez d’ambitieuse. D’un bond, le chien lui avait posé lespattes sur les épaules, pour l’embrasser ; et elle sefâchait.
– Voyons, Mathieu, veux-tu me lâcher ?… Grossebête ! as-tu fini ?
Lazare, derrière le chien, traversait la cour. Il cria, pourdemander :
– Pas de malheur, maman ?
– Non, non, répondit madame Chanteau.
– Mon Dieu ! nous étions d’une inquiétude ! ditle père qui avait suivi son fils, malgré le vent. Qu’est-il doncarrivé ?
– Oh ! des ennuis tout le temps, expliqua-t-elle.D’abord, les chemins sont si mauvais, qu’il a fallu près de deuxheures pour venir de Bayeux. Puis, à Arromanches, voilà qu’uncheval de Malivoire se casse une patte ; et il n’a pu nous endonner un autre, j’ai vu le moment qu’il nous faudrait coucher chezlui… Enfin, le docteur a eu l’obligeance de nous prêter soncabriolet. Ce brave Martin nous a conduites…
Le cocher, un vieil homme à jambe de bois, un ancien matelotopéré autrefois par le chirurgien de marine Cazenove, et resté plustard à son service, était en train d’attacher le cheval. MadameChanteau s’était interrompue, pour lui dire :
– Martin, aidez donc la petite à descendre.
Personne n’avait encore songé à l’enfant. Comme la capote ducabriolet tombait très bas, on ne voyait que sa jupe de deuil etses petites mains gantées de noir. Du reste, elle n’attendit pasque le cocher l’aidât, elle sauta légèrement à son tour. Unebourrasque soufflait, ses vêtements claquèrent, des mèches decheveux bruns s’envolèrent, sous le crêpe de son chapeau.
Et elle avait l’air très fort pour ses dix ans, les lèvresgrosses, la figure pleine et blanche, de cette blancheur desfillettes élevées dans les arrière-boutiques de Paris. Tous laregardaient. Véronique, qui arrivait pour saluer sa maîtresse,s’était arrêtée à l’écart, la face glacée et jalouse. Mais Mathieun’imitait pas cette réserve, il s’élança entre les bras del’enfant, et lui débarbouilla le visage d’un coup de langue.
– N’aie pas peur ! cria madame Chanteau, il n’est pasméchant.
– Oh ! je n’ai pas peur, répondit doucement Pauline.J’aime bien les chiens.
En effet, elle était toute tranquille, au milieu des rudesaccolades de Mathieu. Sa petite figure grave s’éclaira d’unsourire, dans son deuil ; puis, elle posa un gros baiser surle museau du terre-neuve.
– Et les gens, tu ne les embrasses pas ? reprit madameChanteau. Tiens ! voici ton oncle, puisque tu m’appelles tatante… Et voici ton cousin alors, un grand galopin qui est moinssage que toi.
L’enfant n’éprouvait aucune gêne. Elle embrassa tout le monde,elle trouva un mot pour chacun, avec une grâce de petiteParisienne, déjà rompue aux politesses.
– Mon oncle, je vous remercie bien de me prendre chez vous…Vous verrez, mon cousin, nous ferons bon ménage…
– Mais elle est très gentille ! s’écria Chanteauravi.
Lazare la regardait avec surprise, car il se l’était imaginéeplus petite, d’une niaiserie effarouchée de gamine.
– Oui, oui, très gentille, répétait la vieille dame. Etbrave, vous n’avez pas idée !… Le vent nous prenait de face,dans cette voiture, et nous aveuglait de poussière d’eau. Vingtfois j’ai cru que la capote, qui craquait comme une voile, allaitse fendre. Eh bien ! elle s’amusait, elle trouvait ça drôle…Mais qu’est-ce que nous faisons là ? Il est inutile de nousmouiller davantage, voici la pluie qui recommence.
Elle se tournait, cherchant Véronique. Lorsqu’elle l’aperçut àl’écart, la mine revêche, elle lui dit ironiquement :
– Bonjour, ma fille, comment te portes-tu ?… Enattendant que tu me demandes de mes nouvelles, tu vas monter unebouteille pour Martin, n’est-ce pas ?… Nous n’avons pu prendrenos malles, Malivoire les apportera demain de bonne heure…
Elle s’interrompit, elle retourna vers la voiture,bouleversée.
– Et mon sac !… J’ai eu une peur ! j’ai craintqu’il ne fût tombé sur la route.
C’était un gros sac de cuir noir, déjà blanchi aux angles parl’usure, et quelle refusa absolument de confier à son fils. Enfin,tous se dirigeaient vers la maison, lorsqu’une nouvelle bourrasqueles arrêta, l’haleine coupée, devant la porte. La chatte, assised’un air curieux, les regardait lutter contre le vent ; etmadame Chanteau voulut savoir si Minouche s’était bien conduitependant son absence. Ce nom de Minouche fit encore sourire Pauline,de sa bouche grave. Elle se baissa, elle caressa la chatte, quivint aussitôt se frotter contre sa jupe, la queue en l’air. Mathieus’était remis à aboyer violemment, pour sonner le retour au gîte,en voyant la famille monter le perron et se mettre enfin à l’abri,dans le vestibule.
– Ah ! on est bien ici, dit la mère. Je finissais parcroire que nous n’arriverions jamais… Oui, Mathieu, tu es un bonchien, mais laisse-nous tranquilles. Oh ! je t’en prie,Lazare, fais-le taire : il m’entre dans lesoreilles !
Le chien s’entêtait, la rentrée des Chanteau dans leur salle àmanger s’opéra aux éclats de cette musique d’allégresse. Devanteux, ils poussaient Pauline, la nouvelle enfant de la maison ;et, derrière, venait Mathieu, toujours aboyant, suivi lui-même dela Minouche, dont le poil nerveux frémissait au milieu de cetapage.
Déjà, dans la cuisine, Martin avait bu deux verres de vin coupsur coup, et il s’en allait, tapant le carreau de sa jambe de bois,criant le bonsoir à tout le monde. Véronique venait de rapprocherdu feu son gigot, qui était froid. Elle parut, elledemanda :
– Est-ce qu’on mange ?
– Je crois bien, il est sept heures, dit Chanteau.Seulement, ma fille, il faudrait attendre que Madame et la petitese fussent changées.
– Mais je n’ai pas la malle pour Pauline, fit remarquermadame Chanteau. Heureusement que nous ne sommes pas mouilléesdessous… Ôte ton manteau et ton chapeau, ma chérie. Débarrasse-ladonc, Véronique… Et déchausse-la, n’est-ce pas ? J’ai ici cequ’il faut.
La bonne dut s’agenouiller devant l’enfant, qui s’était assise.Pendant ce temps, la vieille dame tirait de son sac une paire depetits chaussons de feutre, qu’elle lui mit elle-même aux pieds.Puis, elle se fit déchausser à son tour, et plongea de nouveau dansle sac, d’où elle revint avec une paire de savates pour elle.
– Alors, je sers ? demanda encore Véronique.
– Tout à l’heure… Pauline, viens dans la cuisine te laverles mains et te passer de l’eau sur la figure… Nous mourons defaim, plus tard on se décrassera à fond.
Ce fut Pauline qui reparut la première, laissant sa tante le nezdans une terrine. Chanteau avait repris sa place devant le feu, aufond de son grand fauteuil de velours jaune ; et il sefrottait les jambes d’un geste machinal, avec la peur d’une criseprochaine, tandis que Lazare coupait des tranches de pain, deboutdevant la table, où quatre couverts étaient mis depuis plus d’uneheure. Les deux hommes, un peu gênés, souriaient à l’enfant, sanstrouver une parole. Elle, tranquillement, examinait la sallemeublée de noyer, passant du buffet et de la demi-douzaine dechaises à la suspension de cuivre verni, retenue surtout par cinqlithographies encadrées, les Saisons et une Vue du Vésuve, qui sedétachaient sur le papier marron des murailles. Sans doute le fauxlambris de chêne peint, égratigné d’éraflures plâtreuses, leparquet sali d’anciennes taches de graisse, l’abandon de cettepièce commune où la famille vivait, lui firent regretter la bellecharcuterie de marbre qu’elle avait quittée la veille, car ses yeuxs’attristèrent, elle sembla deviner un instant les sourdes aigreurscachées sous la bonhomie de ce milieu nouveau pour elle. Enfin, sesregards, après s’être intéressés à un baromètre très ancien, dansun cartel de bois doré, se fixèrent sur une construction étrangequi tenait toute la tablette de la cheminée, sous une boîte deverre collée aux arêtes par de minces bandes de papier bleu. Onaurait dit un jouet, un pont de bois en miniature, mais un pontd’une charpente extraordinairement compliquée.
– C’est ton grand-oncle qui a fait ça, expliqua Chanteau,heureux de trouver un sujet de conversation. Oui, mon père avaitcommencé par être charpentier… J’ai toujours gardé sonchef-d’œuvre.
Il ne rougissait pas de son origine, et madame Chanteau toléraitle pont sur la cheminée, malgré l’humeur que lui causait cettecuriosité encombrante, qui lui rappelait son mariage avec un filsd’ouvrier. Mais déjà la petite fille n’écoutait plus sononcle : par la fenêtre, elle venait d’apercevoir l’horizonimmense, et elle traversa vivement la pièce, elle se planta devantles vitres, dont les rideaux de mousseline étaient relevés à l’aided’embrasses de coton. Depuis son départ de Paris, la mer était sapréoccupation continuelle. Elle en rêvait, elle ne cessait dequestionner sa tante dans le wagon, voulant savoir, à chaquecoteau, si la mer n’était pas derrière ces montagnes. Enfin, sur laplage d’Arromanches, elle était restée muette, les yeux agrandis,le cœur gonflé d’un gros soupir ; puis, d’Arromanches àBonneville, elle avait à chaque minute allongé la tête hors ducabriolet, malgré le vent, pour voir la mer qui les suivait. Et,maintenant, la mer était encore là, elle serait toujours là, commeune chose à elle. Lentement, d’un regard, elle semblait en prendrepossession.
La nuit tombait du ciel livide, où les bourrasques fouettaientle galop échevelé des nuages. On ne distinguait plus, au fond duchaos croissant des ténèbres, que la pâleur du flot qui montait.C’était une écume blanche toujours élargie, une succession denappes se déroulant, inondant les champs de varechs, recouvrant lesdalles rocheuses, dans un glissement doux et berceur, dontl’approche semblait une caresse. Mais, au loin, la clameur desvagues avait grandi, des crêtes énormes moutonnaient, et uncrépuscule de mort pesait, au pied des falaises, sur Bonnevilledésert, calfeutré derrière ses portes, tandis que les barques,abandonnées en haut des galets, gisaient comme des cadavres degrands poissons échoués. La pluie noyait le village d’un brouillardfumeux, seule l’église se découpait encore nettement, dans un coinblême des nuées.
Pauline ne parla pas. Son petit cœur s’était de nouveaugonflé ; elle étouffait, et elle soupira longuement, tout sonsouffle parut sortir de ses lèvres.
– Hein ? c’est plus large que la Seine, dit Lazare,qui était venu se placer derrière elle.
Cette gamine continuait à le surprendre. Il éprouvait, depuisqu’elle était là, une timidité de grand garçon gauche.
– Oh ! oui, répondit-elle très bas, sans tourner latête.
Il allait la tutoyer, il se reprit.
– Ça ne vous effraie pas ?
Alors, elle le regarda, l’air étonné.
– Non, pourquoi ?… Bien sûr que l’eau ne montera pasjusqu’ici.
– Eh ! on n’en sait rien, dit-il, cédant à un besoinde se moquer d’elle. Des fois, l’eau passe par-dessus l’église.
Mais elle éclata d’un bon rire. Dans son petit être réfléchi,c’était une bouffée de gaieté bruyante et saine, la gaieté d’unepersonne de raison que l’absurde met en joie. Et ce fut elle quitutoya la première le jeune homme, en lui prenant les mains, commepour jouer.
– Oh ! cousin, tu me crois donc bien bête !…Est-ce que tu resterais ici, si l’eau passait par-dessusl’église ?
Lazare riait à son tour, serrait les mains de l’enfant, tousdeux désormais bons camarades. Justement, madame Chanteau rentra aumilieu de ces éclats joyeux. Elle parut heureuse, elle dit, ens’essuyant les mains :
– La connaissance est faite… Je savais bien que vous vousentendriez ensemble.
– Je sers, madame ? interrompit Véronique, debout surle seuil de la cuisine.
– Oui, oui, ma fille… Seulement, tu ferais mieux d’allumerd’abord la lampe. On n’y voit plus.
La nuit, en effet, venait si rapidement, que la salle à mangerobscure n’était plus éclairée que par le reflet rouge du coke. Cefut encore un retard. Enfin, la bonne baissa la suspension, lecouvert apparut sous le rond de clarté vive. Et tout le monde étaitassis, Pauline entre son oncle et son cousin, en face de sa tante,lorsque cette dernière se leva de nouveau, avec sa vivacité devieille femme maigre, qui ne pouvait rester en place.
– Où est mon sac ?… Attends, ma chérie, je vais tedonner ta timbale… Ôte le verre, Véronique. Elle est habituée à satimbale, cette enfant.
Elle avait sorti une timbale d’argent, déjà bossuée, qu’elleessuya avec sa serviette, et qu’elle posa devant Pauline. Puis,elle garda son sac derrière elle, sur une chaise. La bonne servaitun potage au vermicelle, en avertissant de son air maussade qu’ilétait beaucoup trop cuit. Personne n’osa se plaindre : onavait grand-faim, le bouillon sifflait dans les cuillers. Ensuite,vint le bouilli. Chanteau, très gourmand, y toucha à peine, seréservant pour le gigot. Mais, quand celui-ci fut sur la table, ily eut une protestation générale. C’était du cuir desséché. On nepouvait manger ça.
– Pardi ! je le sais bien, dit tranquillementVéronique. Fallait pas faire attendre !
Pauline, gaiement, coupait sa viande en petits morceaux etl’avalait tout de même. Quant à Lazare, il ne savait jamais cequ’il avait sur son assiette, il aurait englouti des tranches depain pour des blancs de volaille. Cependant, Chanteau regardait legigot d’un œil morne.
– Et avec ça, Véronique, qu’est-ce que tu as ?
– Des pommes de terre sautées, monsieur.
Il fit un geste de désespoir, en s’abandonnant dans sonfauteuil. La bonne reprit :
– Si Monsieur veut que je rapporte le bœuf ?
Mais il refusa d’un branle mélancolique de la tête. Autant dupain que du bouilli. Ah ! mon Dieu ! quel dîner !Jusqu’au mauvais temps qui avait empêché d’avoir du poisson !Madame Chanteau, très petite mangeuse, le regardait avec pitié.
– Mon pauvre ami, dit-elle tout d’un coup, tu me fais de lapeine… J’avais là un cadeau pour demain ; mais, puisqu’il y afamine, ce soir…
– Elle avait rouvert son sac et en tirait une terrine defoie gras. Les yeux de Chanteau s’allumèrent. Du foie gras !du fruit défendu ! une friandise adorée que son médecin luiinterdisait absolument !
– Seulement, tu sais, continuait sa femme, je ne t’enpermets qu’une tartine… Sois raisonnable, ou tu n’en auras jamaisplus.
Il avait saisi la terrine, il se servait d’une main tremblante.Souvent, de terribles combats se livraient ainsi entre sa terreurd’un accès et la violence de sa gourmandise ; et, presquetoujours, la gourmandise était la plus forte. Tant pis !c’était trop bon, il souffrirait !
Véronique, qui l’avait regardé se tailler une large tranche,retourna dans sa cuisine, en murmurant :
– Ah bien ! ce que Monsieur gueulera !
Ce mot revenait naturellement dans sa bouche, les maîtresl’avaient accepté, tant elle le disait d’une façon simple. Monsieurgueulait, quand il avait une crise ; et c’était tellement ça,qu’on ne songeait point à la rappeler au respect.
La fin du dîner fut très gaie. Lazare, en plaisantant, ôta laterrine des mains de son père. Mais, lorsque le dessert parut, unfromage de Pont-l’Évêque et des biscuits, la grande joie fut unebrusque apparition de Mathieu. Jusque-là, il avait dormi quelquepart, sous la table. L’arrivée des biscuits venait de l’éveiller,il semblait les sentir dans son sommeil ; et, tous les soirs,à ce moment précis, il se secouait, il faisait sa ronde, guettantles cœurs sur les visages. D’habitude, c’était Lazare qui selaissait le plus vite apitoyer ; seulement, ce soir-là,Mathieu, à son deuxième tour, regarda fixement Pauline, de ses bonsyeux humains ; puis, devinant une grande amie des bêtes et desgens, il posa sa tête énorme sur le petit genou de l’enfant, sansla quitter de ses regards pleins de tendres supplications.
– Oh ! le mendiant ! dit madame Chanteau.Doucement, Mathieu ! veux-tu bien ne pas te jeter si fort surla nourriture !
Le chien, d’un coup de gosier, avait bu le morceau de biscuitque Pauline lui tendait ; et il replaçait sa tête sur le petitgenou, il demandait un autre morceau, les yeux toujours dans lesyeux de sa nouvelle amie. Elle riait, le baisait, le trouvait biendrôle, les oreilles rabattues, une tache noire sur l’œil gauche, laseule tache qui marquât sa robe blanche, aux longs poils frisés.Mais il y eut un incident : la Minouche, jalouse, venait desauter légèrement au bord de la table ; et, ronronnante,l’échine souple, avec des grâces de jeune chèvre, elle donnait degrands coups de tête dans le menton de l’enfant. C’était sa façonde se caresser, on sentait son nez froid et l’effleurement de sesdents pointues, tandis quelle dansait sur ses pattes, comme unmitron pétrissant de la pâte. Alors, Pauline fut enchantée, entreles deux bêtes, la chatte à gauche, le chien à droite, envahie pareux, exploitée indignement, jusqu’à leur distribuer tout sondessert.
– Renvoie-les donc, lui dit sa tante. Ils ne te laisserontrien.
– Qu’est-ce que ça fait ? répondit-elle simplement,dans son bonheur de se dépouiller.
On avait fini. Véronique ôtait le couvert. Les deux bêtes,voyant la table nette, s’en allèrent sans dire merci, en se léchantune dernière fois.
Pauline s’était levée, et debout devant la fenêtre, elle tâchaitde voir. Depuis le potage, elle regardait cette fenêtres’obscurcir, devenir peu à peu d’un noir d’encre. Maintenant,c’était un mur impénétrable, une masse de ténèbres où tout avaitsombré, le ciel, l’eau, le village, l’église elle-même. Sanss’effrayer des plaisanteries de son cousin, elle cherchait la mer,elle était tourmentée du désir de savoir jusqu’où cette eau allaitmonter ; et elle n’entendait que la clameur grandir, une voixhaute, monstrueuse, dont la menace continue s’enflait à chaqueminute, au milieu des hurlements du vent et du cinglement desaverses. Plus une lueur, pas même une pâleur d’écume, sur le chaosdes ombres ; rien que le galop des vagues, fouetté par latempête, au fond de ce néant.
– Fichtre ! dit Chanteau, elle arrive raide… et elle aencore deux heures à monter !
– Si le vent soufflait du nord, expliqua Lazare, je croisque Bonneville serait fichu. Heureusement qu’il nous prend debiais.
La petite fille s’était retournée et les écoutait, ses grandsyeux pleins d’une pitié inquiète.
– Bah ! reprit madame Chanteau, nous sommes à l’abri,il faut laisser les autres se débrouiller, chacun a ses malheurs…Dis, ma mignonne, veux-tu une tasse de thé bien chaud ? Etpuis, nous irons nous coucher.
Véronique avait jeté, sur la table desservie, un vieux tapisrouge à grosses fleurs, autour duquel la famille passait lessoirées. Chacun reprit sa place. Lazare, sorti un instant, étaitrevenu avec un encrier, une plume, toute une poignée depapiers ; et il s’installa sous la lampe, il se mit à copierde la musique. Madame Chanteau, dont les regards tendres nequittaient pas son fils depuis son retour, devint brusquement trèsaigre.
– Encore ta musique ! Tu ne peux donc nous donner unesoirée, même le jour de mon retour ?
– Mais, maman, je ne m’en vais pas, je reste avec toi… Tusais bien que ça ne m’empêche pas de causer. Va, va, dis-moiquelque chose, je te répondrai.
Et il s’entêta, couvrant de ses papiers une moitié de la table.Chanteau s’était allongé douillettement dans son fauteuil, lesmains abandonnées. Devant le feu, Mathieu s’endormait ;pendant que Minouche, remontée d’un bond sur le tapis, faisait unegrande toilette, une cuisse en l’air, se léchant avec précaution lepoil du ventre. Une bonne intimité semblait tomber de la suspensionde cuivre, et bientôt Pauline, qui souriait de ses yeux demi-clos àsa nouvelle famille, ne put résister au sommeil, brisée delassitude, engourdie par la chaleur. Elle laissa glisser sa tête,s’assoupit dans le creux de son bras replié, en plein sous laclarté tranquille de la lampe. Ses paupières fines étaient comme unvoile de soie tiré sur son regard, un petit souffle réguliersortait de ses lèvres pures.
– Elle ne doit plus tenir debout, dit madame Chanteau enbaissant la voix. Nous la réveillerons pour qu’elle prenne son thé,et nous la coucherons.
Alors, un silence régna. Dans le grondement de la tempête, onn’entendait que la plume de Lazare. C’était une grande paix, lasomnolence des vieilles habitudes, la vie ruminée chaque soir à lamême place. Longtemps, le père et la mère se regardèrent sans riendire. Enfin, Chanteau demanda avec hésitation :
– Et à Caen, Davoine aura-t-il un bon inventaire ?
Elle haussa furieusement les épaules.
– Ah bien ! oui, un bon inventaire !… Quand je tele disais, que tu te laissais mettre dedans !
Maintenant que la petite sommeillait, on pouvait causer. Ilsparlaient bas, ils ne voulaient d’abord que se communiquerbrièvement les nouvelles. Mais la passion les emportait, et peu àpeu tous les tracas du ménage se déroulèrent.
À la mort de son père, l’ancien ouvrier charpentier, qui menaitson commerce de bois du Nord avec les coups d’audace d’une têteaventureuse, Chanteau avait trouvé une maison fort compromise. Peuactif, d’une prudence routinière, il s’était contenté de sauver lasituation, à force de bon ordre, et de vivoter honnêtement sur desbénéfices certains. Le seul roman de sa vie fut son mariage, ilépousa une institutrice, qu’il rencontra dans une famille amie.Eugénie de la Vignière, orpheline de hobereaux ruinés du Cotentin,comptait lui souffler au cœur son ambition. Mais lui, d’uneéducation incomplète, envoyé sur le tard dans un pensionnat,reculait devant les vastes entreprises, opposait l’inertie de sanature aux volontés dominatrices de sa femme. Lorsqu’il leur vintun fils, celle-ci reporta sur cet enfant son espoir d’une hautefortune, le mit au lycée, le fit travailler elle-même chaque soir.Cependant, un dernier désastre devait déranger ses calculs :Chanteau, qui depuis l’âge de quarante ans souffrait de la goutte,finit par avoir des accès si douloureux, qu’il parla de vendre samaison. C’était la médiocrité, de petites économies mangées àl’écart, l’enfant jeté plus tard dans l’existence, sans le soutiendes premiers vingt mille francs de rente qu’elle rêvait pourlui.
Alors, madame Chanteau voulut au moins s’occuper de la vente.Les bénéfices pouvaient être d’une dizaine de mille francs, dont leménage vivait largement, car elle avait le goût des réceptions. Cefut elle qui découvrit un sieur Davoine et qui eut l’idée de lacombinaison suivante : Davoine achetait le commerce de boiscent mille francs, seulement il n’en versait que cinquantemille ; en lui abandonnant les cinquante mille autres, lesChanteau restaient ses associés et partageaient les bénéfices. CeDavoine semblait être un homme d’une intelligence hardie ;même en admettant qu’il ne fit pas rendre davantage à la maison,c’étaient toujours cinq mille francs assurés, qui, ajoutés auxtrois mille produits par les cinquante mille placés surhypothèques, constituaient une rente totale de huit mille francs.Avec cela, on patienterait, on attendrait les succès du fils, quidevait les tirer de leur vie médiocre.
Et les choses furent réglées ainsi. Chanteau avait justementacheté, deux années auparavant, une maison au bord de la mer, àBonneville, une occasion pêchée dans la débâcle d’un clientinsolvable. Au lieu de la revendre, comme elle en avait eu unmoment l’idée, madame Chanteau décida qu’on se retirerait là-bas,au moins jusqu’aux premiers triomphes de Lazare. Renoncer à sesréceptions, s’enfouir dans un trou perdu, était pour elle unsuicide ; mais elle cédait sa maison entière à Davoine, il luiaurait fallu louer autre part, et le courage lui venait de fairedes économies, avec l’idée entêtée d’opérer plus tard une rentréetriomphale à Caen, lorsque son fils y occuperait une grandeposition. Chanteau approuvait tout. Quant à sa goutte, elle devraits’accommoder du voisinage de la mer, d’ailleurs, sur trois médecinsconsultés, deux avaient eu l’obligeance de déclarer que le vent dularge tonifierait d’une façon puissante l’état général. Donc, unmatin de mai, les Chanteau, laissant au lycée Lazare, âgé alors dequatorze ans, partirent pour s’installer définitivement àBonneville.
Depuis cet arrachement héroïque, cinq années s’étaient écoulées,et les affaires du ménage allaient de mal en pis. Comme Davoine selançait dans de grandes spéculations, il disait avoir besoin decontinuelles avances, risquait de nouveau les bénéfices, de sorteque les inventaires se soldaient presque par des pertes. ÀBonneville, on en était réduit à vivre sur les trois mille francsde rentes, si maigrement qu’on avait dû vendre le cheval et queVéronique cultivait le potager.
– Voyons, Eugénie, hasarda Chanteau, si l’on m’a misdedans, c’est un peu ta faute.
Mais elle n’acceptait plus cette responsabilité, elle oubliaitvolontiers que l’association avec Davoine était son œuvre.
– Comment ! ma faute ! répondit-elle d’une voixsèche. Est-ce que c’est moi qui suis malade ?… Si tu n’avaispas été malade, nous serions peut-être millionnaires.
Chaque fois que l’amertume de sa femme débordait ainsi, ilbaissait la tête, gêné et honteux d’abriter dans ses os l’ennemiede la famille.
– Il faut attendre, murmura-t-il. Davoine a l’air certaindu coup qu’il prépare. Si le sapin remonte, nous avons unefortune.
– Et puis, quoi ? interrompit Lazare, sans cesser decopier sa musique, nous mangeons tout de même… Vous avez bien tortde vous tracasser. C’est moi qui me moque de l’argent !
Madame Chanteau haussa une seconde fois les épaules.
– Toi, tu ferais mieux de t’en moquer un peu moins, et dene pas perdre ton temps à des bêtises.
Dire que c’était elle qui lui avait appris le piano ! Rienque la vue d’une partition l’exaspérait aujourd’hui. Son dernierespoir croulait : ce fils qu’elle avait rêvé préfet ouprésident de cour, parlait d’écrire des opéras ; et elle levoyait plus tard courir le cachet comme elle, dans la boue desrues.
– Enfin, reprit-elle, voici un aperçu des trois derniersmois que Davoine m’a donné… Si ça continue de la sorte, c’est nousqui lui devrons de l’argent en juillet.
Elle avait posé son sac sur la table et en sortait un papier,qu’elle tendit à Chanteau. Il dut le prendre, le retourna, finitpar le placer devant lui, sans l’ouvrir. Justement, Véroniqueapportait le thé. Un long silence tomba, les tasses restèrentvides. Près du sucrier, la Minouche, qui avait mis les pattes enmanchon, serrait les paupières, béatement ; tandis queMathieu, devant la cheminée, ronflait comme un homme. Et la voix dela mer continuait à monter au-dehors, ainsi qu’une basseformidable, accompagnent les petits bruits paisibles de cetintérieur ensommeillé.
– Si tu la réveillais, maman ? dit Lazare. Elle nedoit pas être bien là, pour dormir.
– Oui, oui, murmura madame Chanteau, préoccupée, les yeuxsur Pauline.
Tous trois regardaient l’enfant assoupie. Son haleine s’étaitcalmée encore, ses joues blanches et sa bouche rose avaient unedouceur immobile de bouquet, dans la clarté de la lampe. Seuls, sespetits cheveux châtains dépeignés par le vent jetaient une ombresur son front délicat. Et l’esprit de madame Chanteau retournait àParis, au milieu des ennuis qu’elle venait d’avoir, étonnéeelle-même de sa chaleur à accepter cette tutelle, prise d’uneconsidération instinctive pour une pupille riche, d’une honnêtetéstricte d’ailleurs, et sans arrière-pensée au sujet de la fortunedont elle aurait la garde.
– Quand je suis descendue dans cette boutique, se mit-elleà raconter lentement, elle était en petite robe noire, elle m’aembrassée, avec de gros sanglots… Oh ! une très belleboutique, une charcuterie tout en marbres et en glaces, juste enface des Halles… Et j’ai trouvé là une gaillarde, une bonne hautecomme une botte, fraîche, rouge, qui avait prévenu le notaire, faitposer les scellés, et qui continuait tranquillement à vendre duboudin et des saucisses… C’est Adèle qui m’a conté la mort de notrepauvre cousin Quenu. Depuis six mois qu’il avait perdu sa femmeLisa, le sang l’étouffait ; toujours, il portait la main à soncou, comme pour ôter sa cravate ; enfin, un soir, on l’atrouvé la figure violette, le nez tombé dans une terrine degraisse… Son oncle Gradelle était mort ainsi.
Elle se tut, le silence recommença. Sur le visage endormi dePauline, un rêve passait, la clarté rapide d’un sourire.
– Et, pour la procuration, tout a bien marché ?demanda Chanteau.
– Très bien… Mais ton notaire a eu joliment raison delaisser le nom de mandataire en blanc, car il paraît que je nepouvais te remplacer : les femmes sont exclues de cesaffaires-là… Comme je te l’ai écrit, je suis allée m’entendre, dèsmon arrivée, avec ce notaire de Paris qui t’avait envoyé un extraitdu testament, où tu étais nommé tuteur. Tout de suite, il a mis laprocuration au nom de son maître-clerc, ce qui a lieu souvent,m’a-t-il dit. Et nous avons pu marcher… Chez le juge de paix, j’aifait désigner, pour le conseil de famille, trois parents du côté deLisa, deux jeunes cousins, Octave Mouret et Claude Lantier, et uncousin par alliance, monsieur Rambaud, lequel habiteMarseille ; puis, de notre côté, du côté de Quenu, j’ai prisles neveux Naudet, Liardin et Delorme. C’est, tu le vois, unconseil de famille très convenable, et dont nous ferons ce que nousvoudrons pour le bonheur de l’enfant… Alors, dans la premièreséance, ils ont nommé le subrogé tuteur, que j’avais choisiforcément parmi les parents de Lisa, monsieur Saccard…
– Chut ! elle s’éveille, interrompit Lazare.
En effet, Pauline venait d’ouvrir les yeux tout grands. Sansbouger, elle regarda d’un air étonné ces gens qui causaient ;puis, avec un sourire noyé de sommeil, elle laissa retomber sespaupières, sous l’invincible fatigue ; et son visage immobilereprit sa transparence laiteuse de camélia.
– Ce Saccard, n’est-ce pas le spéculateur ? demandaChanteau.
– Oui, répondit sa femme, je l’ai vu, nous avons causé. Unhomme charmant… Il a tant d’affaires en tête, qu’il m’a avertie dene pas compter sur son concours… Tu comprends, nous n’avons besoinde personne. Du moment où nous prenons la petite, nous la prenons,n’est-ce pas ? Moi, je n’aime guère qu’on vienne mettre le nezchez moi… Et, dès lors, le reste a été bâclé. Ta procurationspécifiait heureusement tous les pouvoirs nécessaires. On a levéles scellés, fait l’inventaire de la fortune, vendu aux enchères lacharcuterie. Oh ! une chance ! deux concurrents enragés,quatre-vingt-dix mille francs payés comptant ! Le notaireavait déjà trouvé soixante mille francs en titres dans un meuble.Je l’ai prié d’acheter encore des titres, et voici cent cinquantemille francs de valeurs solides que j’ai été bien contented’apporter tout de suite, après avoir remis au maître-clerc ladécharge du mandat et le reçu de l’argent, dont je t’avais demandél’envoi par retour du courrier… Tenez ! regardez ça.
Elle avait replongé sa main dans le sac, elle en ramenait unpaquet volumineux, le paquet des titres, serré entre les deuxfeuilles de carton d’un vieux registre de la charcuterie, dont onavait arraché les pages. La couverture, à grandes marbrures vertes,était piquetée de taches de graisse. Et le père et le filsregardaient cette fortune, qui tombait sur le tapis usé de leurtable.
– Le thé va être froid, maman, dit Lazare en lâchant enfinsa plume. Je le verse, n’est-ce pas ?
Il s’était levé, il emplissait les tasses. La mère n’avait pasrépondu, les yeux fixés sur les titres.
– Naturellement, continua-t-elle d’une voix lente, dans unedernière réunion du conseil de famille, que j’ai provoquée, j’aidemandé à être indemnisée de mes frais de voyages, et l’on a régléla pension de la petite chez nous à huit cents francs… Nous sommesmoins riches qu’elle, nous ne pouvons lui faire la charité. Aucunde nous ne voudrait gagner sur cette enfant, mais il nous estdifficile d’y mettre du nôtre. On replacera les intérêts de sesrentes, on lui doublera presque son capital, d’ici à sa majorité…Mon Dieu ! nous ne remplissons que notre devoir. Il faut obéiraux morts. Si nous y mettons encore du nôtre, eh bien, cela nousportera chance peut-être, ce dont nous avons grand besoin… lapauvre chérie a été si secouée, et elle sanglotait si fort enquittant sa bonne ! Je veux qu’elle soit heureuse avecnous.
Les deux hommes étaient gagnés par l’attendrissement.
– Certes, ce n’est pas moi qui lui ferai du mal, ditChanteau.
– Elle est charmante, ajouta Lazare. Moi, je l’aime déjàbeaucoup.
Mais, ayant senti le thé dans son sommeil, Mathieu s’étaitsecoué et avait de nouveau posé sa grosse tête au bord de la table.Minouche, elle aussi, s’étirait, enflait l’échine en bâillant. Cefut tout un réveil, la chatte finit par allonger le cou, pourflairer le paquet des titres, dans le carton graisseux. Et, commeles Chanteau reportaient leurs regards vers Pauline, ilsl’aperçurent les yeux ouverts, fixés sur les papiers, sur ce vieuxregistre déloqueté, qu’elle retrouvait là.
– Oh ! elle sait bien ce qu’il y a dedans, repritmadame Chanteau. N’est-ce pas ? ma mignonne, je t’ai montréça, là-bas, à Paris… C’est ce que ton pauvre père et ta pauvre mèret’ont laissé.
Des larmes roulèrent sur les joues de la petite fille. Sonchagrin lui revenait encore ainsi, par brusques ondées deprintemps. Elle souriait déjà au milieu de ses pleurs, elles’amusait de la Minouche qui, après avoir senti longuement lestitres, sans doute alléchée par l’odeur, se remettait à pétrir et àronronner, en donnant de grands coups de tête dans les angles duregistre.
– Minouche, veux-tu laisser ça ! cria madame Chanteau.Est-ce qu’on joue avec l’argent !
Chanteau riait, Lazare aussi. Au bord de la table, Mathieu, trèsexcité, dévorant de ses yeux de flamme les papiers qu’il devaitprendre pour une gourmandise, aboyait contre la chatte. Et toute lafamille s’épanouissait bruyamment. Pauline, ravie de ce jeu, avaitsaisi entre ses bras la Minouche, qu’elle berçait et caressait,ainsi qu’une poupée.
De crainte que l’enfant ne se rendormit, madame Chanteau lui fitboire son thé tout de suite. Puis, elle appela Véronique.
– Donne-nous les bougeoirs… On reste à causer, on ne secoucherait pas. Dire qu’il est dix heures ! Moi qui dormais enmangeant !
Mais une voix d’homme s’élevait dans la cuisine, et ellequestionna la bonne, lorsque celle-ci eut apporté les quatrebougeoirs allumés.
– Avec qui donc causes-tu ?
– Madame, c’est Prouane… Il vient dire à Monsieur que ça neva pas bien en bas. La marée casse tout, paraît-il.
Chanteau avait du accepter d’être maire de Bonneville, etProuane, un ivrogne qui servait de bedeau à l’abbé Horteur,remplissait en outre les fonctions de greffier. Il avait eu ungrade sur la flotte, il écrivait comme un maître d’école. Quand onlui eut crié d’entrer, il parut, son bonnet de laine à la main, saveste et ses bottes ruisselantes d’eau.
– Eh bien, quoi donc, Prouane ?
– Dame ! monsieur, c’est la maison des Cuche qui estnettoyée, pour le coup… Maintenant, si ça continue, ça va être letour de celle des Gonin… Nous étions tous là, Tourmal, Houtelard,moi, les autres. Mais qu’est-ce que vous voulez ! on ne peutrien contre cette gueuse, il est dit que chaque année elle nousemportera un morceau du pays.
Il y eut un silence. Les quatre bougies brûlaient avec desflammes hautes, et l’on entendit la mer, la gueuse, qui battait lesfalaises. À cette heure, elle se trouvait dans son plein, chaqueflot en s’écroulant ébranlait la maison. C’étaient comme desdétonations d’une artillerie géante, des coups profonds etréguliers, au milieu de la déchirure des galets roulés sur lesroches, qui ressemblait à un craquement continu de fusillade. Et,dans ce vacarme, le vent jetait le rugissement de sa plainte, lapluie par moments redoublait de violence, semblait fouetter lesmurs d’une grêle de plomb.
– C’est la fin du monde, murmura madame Chanteau. Et lesCuche, où vont-ils se réfugier ?
– Faudra bien qu’on les abrite, répondit Prouane. Enattendant, ils sont déjà chez les Gonin… Si vous aviez vu ça !le petit qui a trois ans, trempé comme une soupe ! et la mèreen jupon, montrant tout ce qu’elle possède, sauf votrerespect ! et le père, la tête à moitié fendue par une poutre,s’entêtant à vouloir sauver leur quatre guenilles !
Pauline avait quitté la table. Retournée près de la fenêtre,elle écoutait, avec une gravité de grande personne. Son visageexprima une bonté navrée, une fièvre de sympathie, dont ses grosseslèvres tremblaient.
– Oh ! ma tante, dit-elle, les pauvres gens !
Et ses regards allaient au-dehors, dans ce gouffre noir où lesténèbres s’étaient encore épaissies. On sentait que la mer avaitgalopé jusqu’à la route, qu’elle était là maintenant, gonflée,hurlante ; mais on ne la voyait toujours plus, elle semblaitavoir noyé de flots d’encre le petit village, les rochers de lacôte, l’horizon entier. C’était, pour l’enfant, une surprisedouloureuse. Cette eau qui lui avait paru si belle et qui se jetaitsur le monde !
– Je descends avec vous, Prouane, s’écria Lazare. Peut-êtrey a-t-il quelque chose à faire.
– Oh ! oui, mon cousin ! murmura Pauline dont lesyeux brillaient.
Mais l’homme secoua la tête.
– Pas la peine de vous déranger, monsieur Lazare. Vous n’enferiez pas davantage que les camarades. Nous sommes là, à laregarder nous démolir tant que ça lui plaira ; et, quand ça nelui plaira plus, eh bien ! nous aurons encore à la remercier…J’ai simplement voulu prévenir monsieur le maire.
Alors, Chanteau se fâcha, ennuyé de ce drame qui allait luigâter sa nuit et dont il aurait à s’occuper le lendemain.
– Aussi, cria-t-il, on n’a pas idée d’un village bâti aussibêtement ! Vous vous êtes fourrés sous les vagues, ma paroled’honneur ! ce n’est pas étonnant si la mer avale vos maisonsune à une… Et, d’ailleurs, pourquoi restez-vous dans ce trou ?On s’en va.
– Où donc ? demanda Prouane, qui écoutait d’un airstupéfait. On est là, monsieur, on y reste… Il faut bien êtrequelque part.
– Ça, c’est une vérité, conclut madame Chanteau. Et,voyez-vous, là ou plus loin, on a toujours du mal… Nous montionsnous coucher. Bonsoir. Demain, il fera clair.
L’homme s’en alla en saluant, et l’on entendit Véronique mettreles verrous derrière lui. Chacun tenait son bougeoir, on caressaencore Mathieu et la Minouche, qui couchaient ensemble dans lacuisine. Lazare avait ramassé sa musique, tandis que madameChanteau serrait sous son bras les titres, dans le vieux registre.Elle reprit également sur la table l’inventaire de Davoine, que sonmari venait d’y oublier. Ce papier lui crevait le cœur, il étaitinutile de le voir traîner partout.
– Nous montons, Véronique, cria-t-elle. Tu ne vas pasrôder, à cette heure !
Et, comme il ne sortait de la cuisine qu’un grognement, ellecontinua, à voix plus basse :
– Qu’a-t-elle donc ? Ce n’est pourtant pas une enfantà sevrer que je lui amène.
– Laisse-la tranquille, dit Chanteau. Tu sais qu’elle a seslunes… Hein ? nous y sommes tous les quatre. Alors, bonnenuit.
Lui, couchait au rez-de-chaussée, de l’autre côté du couloir,dans l’ancien salon transformé en chambre à coucher. De cettemanière, quand il était pris, on pouvait aisément rouler sonfauteuil près de la table ou sur la terrasse. Il ouvrit sa porte,s’arrêta un instant encore, les jambes engourdies, travaillées dela sourde approche d’une crise, que la raideur de ses jointures luiannonçait depuis la veille. Décidément, il avait eu grand tort demanger du foie gras. Cette certitude, à présent, ledésespérait.
– Bonne nuit, répéta-t-il d’une voix dolente. Vous dormeztoujours, vous autres… Bonne nuit, ma mignonne. Repose-toi bien,c’est de ton âge.
– Bonne nuit, mon oncle, dit à son tour Pauline enl’embrassant.
La porte se referma. Madame Chanteau fit monter la petite lapremière. Lazare les suivait.
– Le fait est qu’on n’aura pas besoin de me bercer, cesoir, déclara la vieille dame. Et puis, moi, ça m’endort, cevacarme, ça ne m’est pas désagréable du tout… À Paris, ça memanquait, d’être secouée dans mon lit.
Tous trois arrivaient au premier étage. Pauline, qui tenait sabougie bien droite, s’amusait de cette montée à la file, chacunavec un cierge, dont la lumière faisait danser des ombres. Sur lepalier, comme elle s’arrêtait, hésitante, ignorant où sa tante laconduisait, celle-ci la poussa doucement.
– Va devant toi… Voici une chambre d’ami, et en face voicima chambre… Entre un moment, je veux te montrer.
C’était une chambre tendue d’une cretonne jaune à ramages verts,très simplement meublée d’acajou : un lit, une armoire, unsecrétaire. Au milieu, un guéridon était posé sur une carpetterouge. Quand elle eut promené sa bougie dans les moindres coins,madame Chanteau s’approcha du secrétaire, dont elle rabattit letablier.
– Viens voir, reprit-elle.
Elle avait ouvert un des petits tiroirs, où elle plaçait ensoupirant l’inventaire désastreux de Davoine. Puis, elle vida unautre tiroir au-dessus, le sortit, le secoua pour en faire tomberd’anciennes miettes ; et, s’apprêtant à y enfermer les titres,devant l’enfant qui regardait :
– Tu vois, je les mets là, ils seront tout seuls… Veux-tules mettre toi-même ?
Pauline éprouvait une honte, qu’elle n’aurait pu expliquer. Ellerougit.
– Oh ! ma tante, ce n’est pas la peine.
Mais déjà elle avait le vieux registre dans la main, et elle dutle déposer au fond du tiroir, tandis que Lazare, la bougie tendue,éclairait l’intérieur du meuble.
– Là, continuait madame Chanteau, tu es sûre maintenant, etsois tranquille, on mourrait de faim à côté… Souviens-toi, lepremier tiroir de gauche. Ils n’en sortiront que le jour où tuseras assez grande fille pour les reprendre toi-même… Hein ?ce n’est pas la Minouche qui viendra les manger là-dedans.
Cette idée de la Minouche ouvrant le secrétaire et mangeant lespapiers fit éclater l’enfant de rire. Sa gêne d’un instant avaitdisparu, elle jouait avec Lazare, qui, pour l’amuser, ronronnaitcomme la chatte, en feignant de s’attaquer au tiroir. Il riaitaussi de bon cœur. Mais sa mère avait refermé solennellement letablier, et elle donna deux tours de clef, d’une mainénergique.
– Ça y est, dit-elle. Voyons, Lazare, ne fais pas la bête…À présent, je monte m’assurer s’il ne lui manque rien.
Et tous trois, à la file, se retrouvèrent dans l’escalier. Ausecond étage, Pauline, de nouveau hésitante, avait ouvert la portede gauche, lorsque sa tante lui cria :
– Non, non, pas de ce côté ! c’est la chambre de toncousin. Ta chambre est en face.
Pauline était restée immobile, séduite par la grandeur de lapièce et par le fouillis de grenier qui l’encombrait, un piano, undivan, une table immense, des livres, des images. Enfin, ellepoussa l’autre porte, et fut ravie, bien que sa chambre lui semblâttoute petite, comparée à l’autre. Le papier était à fond écru, seméde roses bleues. Il y avait un lit de fer drapé de rideaux demousseline, une table de toilette, une commode et troischaises.
– Tout y est, murmurait madame Chanteau, de l’eau, dusucre, des serviettes, un savon… Et dors tranquille. Véroniquecouche dans un cabinet, à côté. Si tu te fais peur, tape contre lemur.
– Puis, je suis là, moi, déclara Lazare. Lorsqu’il vient unrevenant, j’arrive avec mon grand sabre.
Les portes des deux chambres, face à face, étaient restéesouvertes. Pauline promenait ses regards d’une pièce dansl’autre.
– Il n’y a pas de revenant, dit-elle de son air gai. Unsabre, c’est pour les voleurs… Bonsoir, ma tante. Bonsoir, moncousin.
– Bonsoir, ma chérie… Tu sauras te déshabiller ?
– Oh ! oui, oui… Je ne suis plus une petite fille. ÀParis, je faisais tout.
Ils l’embrassèrent. Madame Chanteau lui dit, en se retirant,qu’elle pouvait fermer sa porte à clef. Mais déjà l’enfant étaitdevant la fenêtre, impatiente de savoir si la vue donnait sur lamer. La pluie ruisselait avec tant de violence le long des vitres,qu’elle n’osa pas ouvrir. Il faisait très noir, elle fut pourtantheureuse d’entendre la mer battre à ses pieds. Puis, malgré lafatigue qui l’endormait debout, elle fit le tour de la pièce, elleregarda les meubles. Cette idée, qu’elle avait une chambre à elle,une chambre séparée des autres, où il lui était permis des’enfermer, la gonflait d’un orgueil de grande personne. Cependant,au moment de tourner la clef, comme elle avait enlevé sa robe etqu’elle se trouvait en petit jupon, elle hésita, elle fut prised’un malaise. Par où se sauver, si elle voyait quelqu’un. Elle eutun frisson, elle rouvrit la porte. En face, au milieu de l’autrepièce, Lazare était encore là qui la regardait.
– Quoi donc, demanda-t-il, tu as besoin de quelquechose ?
Elle devint très rouge, voulut mentir, puis céda à son besoin defranchise.
– Non, non… Vois-tu, c’est que j’ai peur, quand les portessont fermées à clef. Alors, je ne vais pas fermer, tu comprends, etsi je tape, c’est pour que tu viennes… Toi, entends-tu, pas labonne !
Il s’était avancé, séduit par le charme de cette enfance sidroite et si tendre.
– Bonsoir, répéta-t-il en tendant les bras.
Elle se jeta à son cou, l’étreignit de ses petits bras maigres,sans s’inquiéter de sa nudité de gamine.
– Bonsoir, mon cousin.
Cinq minutes plus tard, elle avait bravement soufflé sa bougie,elle se pelotonnait au fond de son lit, drapé de mousseline. Salassitude donna longtemps à son sommeil une légèreté de rêve.D’abord, elle entendit Véronique monter sans précaution et traînerses meubles, pour réveiller le monde. Ensuite, il n’y eut plus quele tonnerre grondant de la tempête : la pluie entêtée battaitles ardoises, le vent ébranlait les fenêtres, hurlait sous lesportes ; et, pendant une heure encore, la canonnade continua,chaque vague qui s’abattait la secouait d’un choc profond et sourd.Il lui semblait que la maison, anéantie, écrasée de silence, s’enallait dans l’eau comme un navire. Elle avait maintenant une bonnechaleur moite, sa pensée vacillante se reportait, avec une pitiésecourable, vers les pauvres gens que la mer, en bas, chassait deleurs couvertures. Puis, tout sombra, elle dormit sans unsouffle.