venerdì 2 maggio 2025

L'HIVER DE LA CULTURE Jean Clair



L'HIVER DE LA CULTURE

Jean Clair

Recensione

P.b.

Jean Clair è l’erede di Robert Hughes, l’altro critico d’arte, un anticonformista pieno di buon senso nato in Australia e diventato il più spietato critico della società dello spettacolo, le cui sortite erano un invito a togliersi i paraocchi, demolitore di quel paradiso dei desideri che è diventata la televisione, della “cultura del pignisteo” e di un’arte vittima del vittimismo.

Come Hughes, Jean Clair scrive che oggi c’è bisogno di reazione. “La società moderna si sforza di stanare il reazionario, il pensiero reazionario, il gesto reazionario – fino a quando non resta altro che un grande e inerte corpo che non risponde”. E come un altro grande della cultura francese, Philippe Muray, Clair non si esercita nel disprezzo dei contemporanei. Odia semplicemente il nichilismo del suo tempo, il nulla che contiene, che consuma, in cui si perde. “Conservatore, questa è l’ultima occupazione aristocratica che rimane in questo mondo moderno”. Specie “in un’epoca in cui tutto è distrutto”. A chi lo accusa di oscurantismo, si deve ricordare che è cresciuto sotto la luce del modernismo, dai musei alla direzione de L’Art Vivant, rivista simbolo delle avanguardie.

La disintegrazione della meritocrazia, la perdita dei valori, l’inghiottimento delle radici, il disfacimento delle campagne, la banalità che seduce, l’arroganza amnesica del Mondo Nuovo, l’ignoranza dei nuovi snob e dei piccoli marchesi della letteratura, le cui performance falsamente trasgressive lo riempiono di rabbia.

“A quel tempo esisteva il merito, era opportuno farne parte senza vergogna. Ora le élite non vanno più promosse ma eliminate”

All’anagrafe Gérard Régnie, esperto d’arte di fama mondiale, ex curatore del Museo Nazionale di Arte Moderna, del Centro Pompidou, del Museo Picasso, saggista, romanziere, énarquiste e fra gli “immortali”, Jean Clair nel libro parla della morte della vita rurale, del Maggio ’68 “frutto decomposto del surrealismo”, delle assurdità di Jeff Koons, Daniel Buren o Damien Hirst, della disintegrazione della lingua francese, dell’irresponsabilità dei musei nazionali, dell’opera d’arte diventata ridicolo oggetto speculativo, della morte della spiritualità

L'HIVER DE LA CULTURE

I

Les instruments du culte

« Quand le soleil de la culture est bas sur l’horizon, même les nains projettent de grandes ombres. »

Karl Kraus

Baudelaire avouait que le culte des images avait toujours été « sa grande, son unique, sa primitive passion ». Il ne parlait pas de la culture des images, il parlait de culte. Le culte qu’il voue à Rubens, à Goya, à Delacroix, n’est pas une adoration de l’homme par lui-même, une autocélébration, une anthropolâtrie décidément plus nauséeuse de siècle en siècle, mais la tentative, dans l’œuvre créée de main d’homme, de pressentir un infini qui ne peut être circonscrit dans une image, tout comme, à travers l’icône et sa vénération, l’orthodoxe veut rendre grâce à la divinité.

Baudelaire se trouve au milieu exact de cette période – Fichte, Hegel et Nietzsche – qui voit en Allemagne le processus de Selbstvergötterung, d’autodéification de l’homme, se mettre en place. Kirilov, dans Les Démons de Dostoïevski, dira qu’il est « Dieu malgré moi ». Et Antonin Artaud, en 1947 : « Je ne pardonnerai jamais à personne / d’avoir pu être salopé vivant / pendant toute mon existence / et cela / uniquement à cause du fait / que c’est moi / qui étais dieu / véritablement dieu[1]. »

Mais Baudelaire reste un homme de compassion, auquel le Surhomme est étranger, tout comme son culte des images est à l’inverse du Kulturell des philosophes arrogants d’un Geist, d’un Esprit qui peut tout. Il dit aussi de l’art qu’il est plein d’« ardents sanglots » et qu’il ne conçoit « guère un type de Beauté où il n’y ait du malheur »[2].

Toutes choses qui nous sont devenues à peu près incompréhensibles.

*

Églises, retables, liturgies, magnificence des offices : les temps anciens pratiquaient la culture du culte. Musées, « installations », expositions, foires de l’art : on se livre aujourd’hui au culte de la culture.

Du culte réduit à la culture, des effigies sacrées des dieux aux simulacres de l’art profane, des œuvres d’art aux déchets des avant-gardes, nous sommes, en cinquante ans, tombés dans « le culturel » : affaires culturelles, produits culturels, activités culturelles, loisirs culturels, animateurs culturels, gestionnaires des organisations culturelles, directeurs du développement culturel et, pourquoi pas ? : « médiateurs de la nouvelle culture », « passeurs de création » et même « directeurs du marketing culturel »… Toute une organisation complexe de la vie de l’esprit, disons plutôt des dépouilles de l’ancienne culture, avec sa curie, sa cléricature, ses éminences grises, ses synodes, ses conclaves, ses conciles, ses inspecteurs à la Création, ses thuriféraires et ses imprécateurs, ses papes et ses inquisiteurs, ses gardiens de la foi et ses marchands du Temple…

Au quotidien, comme pour faire poids à cette inflation du culturel, on se mettra à litaniser sur le mot « culture » : « culture d’entreprise », « culture du management » (dans les affaires), « culture de l’affrontement » (dans une grève), « culture de l’insécurité » (le parti socialiste), « culture des relations sociales » (dans une usine), « culture du terrain plat » (dans le football)… Cent fois invoqué, le mot n’est plus que le jingle des particularismes, des idiosyncrasies, du reflux gastrique, un renvoi de tics communautaires, une incantation des groupes, des cohortes ou des bandes qui en ont perdu l’usage. Là où la culture prétendait à l’universel, elle n’est plus que l’expression de réflexes conditionnés, de satisfactions zoologiques.

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Directeur d’un musée, il m’était demandé chaque année de définir mon « PC », c’est-à-dire mon « projet culturel ». Un formulaire était joint à la demande. Je le lisais avec perplexité. Quel peut être le projet d’un musée gardien d’un patrimoine ? Aujourd’hui que les administrateurs, les énarques, les polytechniciens et les directeurs financiers sont devenus, les années passant, les vrais patrons des musées, on découvre que faire un « PC », c’est exploiter, sous la double autorité d’un « directeur du Développement » et d’un « directeur de la Communication », les « dépôts culturels » dont on a la sauvegarde comme on exploiterait les couches de charbon ou les poches de pétrole. Le but de la « communication » sera alors de trouver de nouvelles attrapes, de nouveaux miels pour attirer les bêtes de passage.

On appellera « ressources humaines », par analogie avec les ressources minières, un ensemble d’individus chargés de leur exploitation, devenus des OS culturels recrutés pour ce but et qu’on mettra sous la tutelle d’un DRH. « C’est mon n + 1 », « mon n + 2 » dit-on dans certaines entreprises pour désigner ses supérieurs hiérarchiques. Si la fonction RH « est discréditée ou génère (sic) de la méfiance », diagnostique France-Télécom, la préconisation sera de renommer la direction DRH « Direction des relations humaines »…

L’expression « ressources humaines » et le jargon qu’elle traîne avec elle, tout comme les abréviations et les acronymes, sortent tout droit du jargon technocratique forgé dans les années trente par le national-socialisme. Et l’« ingénierie sociale » qui coiffe l’ensemble de ces pratiques est de nature semblable, comme son nom l’indique, à l’« ingénierie animale » qui produit des poulets, des cochons et des veaux.

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Bobigny, au fond des banlieues qui brûlent, possède son quartier Picasso, le Raincy ses portraits géants de Rimbaud traités en céramique sur les façades, et l’hôpital Sainte-Anne, parmi ses pavillons de malheureux, sa rue Van-Gogh et son avenue Paul-Eluard… La « culture » cache-misère.

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C’est probablement cela que Kierkegaard avait appelé le « stade esthétique ». Dans le développement d’un individu, l’esthétique n’était pas selon lui l’état le plus élevé de sa vie spirituelle, mais son balbutiement, son babil spontané, rudimentaire : un stade caractérisé par l’obscénité d’un ego tout-puissant, qui fait de la pure jouissance des sens le but de la vie, sans souci ni du bien ni du mal, mais qui cultive plutôt l’indifférence, l’hédonisme, l’élan cupide ou concupiscent, condamné à toujours retomber et à toujours renaître. C’est là où nous en sommes, finalement, après trois siècles de Lumières, et c’est ce que résume la doctrine des avant-gardes selon Duchamp dans sa formule « beauté d’indifférence ».

*

En Amérique du Nord, tels que je les avais découverts, les seuls monuments à s’élever au-dessus des plaines à blé ou des champs de pétrole, c’étaient, construits hier, les musées. Dans l’ouest ou le sud, à Denver, à Houston, comme au Canada, à Saskatoon, à Winnipeg, Edmonton ou Regina, ils avaient presque toujours la même forme, des tours de béton, aveugles sur l’extérieur, comme des lieux qu’on aurait dit menacés, des forteresses dressées contre les assauts de l’étendue et le vide de l’Histoire, mais aussi des coffres où protéger des trésors, dans lesquels étaient entretenus une température, une hygrométrie et un éclairage artificiels constants. Comme dans un silo en effet, on y gardait des réserves précieuses, des butins de guerre là aussi.

C’étaient ces objets, des tableaux, des meubles, des bibelots, qui avaient été parfois apportés de la vieille Europe, mais le plus souvent achetés dans des salles de vente à New York ou ailleurs. Ils apparaissaient parfois plus étranges aux yeux des habitants du lieu qu’à nos yeux les objets du musée de l’Homme qu’on montre aujourd’hui quai Branly. Depuis longtemps les liens d’ordre religieux, politique et esthétique qu’ils avaient eus avec ceux qui les avaient imaginés et fabriqués avaient été rompus.



On ne comprend pas le succès que devait connaître Marcel Duchamp à l’Armory Show en 1913 – comment cette œuvre de provocation et de dérision, imaginée par un dandy cynique, avait-elle pu à ce point intéresser une société encore austère et élevée dans des principes moraux rigoureux – si on ne se représente pas qu’elle offrait, pour la première fois, un art débarrassé de toute référence au passé, un art lavé de toute passion, rincé de tout sentiment, dépouillé de toutes les références à une Histoire dont l’Amérique n’avait que faire et dont elle ne voulait plus rien entendre. Le Nu et son escalier, l’objet sanitaire, la plomberie qu’il exposait, c’était la Réforme au fond, un iconoclasme façon xxe siècle, efficace, pratique, sans morosité ni macération, avec tout au contraire l’éclat des avant-gardes…

L’histoire de l’art américain, de Duchamp à l’art minimal – Don Judd, Robert Morris, Kenneth Noland, David Smith… –, évoque un art qui, inlassablement, répétera qu’il n’y a rien à lire dans les formes et dans les couleurs de la modernité advenue, aucune mémoire, aucun souvenir, aucun symbole, aucun sens à découvrir ni aucune émotion à sentir, seulement des formes et des couleurs, rien que des formes et des couleurs, qui ne disent jamais rien qu’elles mêmes : « A rose is a rose is a rose… », un bleu est un bleu est un bleu, un cube est un cube est un cube… C’était l’exemple étendu à tout un continent de ce que Duchamp avait appliqué à ses petites constructions singulières, « une sorte de nominalisme pictural » avait-il écrit, une tautologie aussi obstinée que celle qui avait été le principe, si peu de temps auparavant, de l’invention du taylorisme et des objets produits à la chaîne, une Ford T est / une Ford T est / une Ford T…

Au diable Ronsard et sa nostalgie, au diable Proust et son ciel de Combray, si singulier ce jour-là et à cette heure, au diable Platon et son Beau idéal, au diable le Vieux Continent et ses fantasmagories… Il n’y a de bonne modernité, de modernité efficace et pratique, qu’une modernité amnésique.

Là où l’Europe, en quelques kilomètres, aligne des dizaines de monuments, de chefs-d’œuvre, de témoignages précieux du génie humain, l’Amérique est un pays où l’on peut parcourir des centaines de miles sans rencontrer la moindre trace d’une œuvre d’architecture ou de peinture. Il faut garder cette virginité, ce vide, cette pureté d’un lieu ou d’un objet qui offrent la liberté de n’avoir pas encore de sens. C’est du moins ce qu’affirmait, mot pour mot, le grand prêtre de l’art minimal des années soixante-dix, Barnett Newman.

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Je me souviens de cet ami canadien, jeune conservateur de musée qui, pour la première fois, franchissait l’Atlantique. À Paris, il dirigea ses pas vers l’église Saint-Germain-des-Prés, hésita, entra sous la voûte, y fut frappé de stupeur : au fond de la nef, un homme habillé d’habits chatoyants et dorés parlait, chantait parfois et faisait des gestes qui étaient ceux d’un office. Quelques personnes, debout devant lui, semblaient suivre ce qui ne pouvait être qu’une messe. Il n’en croyait pas ses yeux. Saint-Germain-des-Prés était la plus ancienne église de Paris, d’un âge inimaginable à ses yeux, lui, venu des déserts glacés de la Saskatchewan, pour qui un édifice de cinquante ans était un monument d’antiquité. L’église ne pouvait être qu’un musée et il s’étonnait de la voir encore debout. Mais l’inconcevable était que cette église continuât sans jamais avoir cessé d’être une église où se célébrait un culte. Le spectacle était aussi stupéfiant que s’il avait vu, à Abou-Simbel, au fond du sanctuaire, le prêtre d’Amon-Râ célébrer le culte du soleil.

À vrai dire, ce culte se célébrait-il vraiment ? Le prêtre, les fidèles, n’étaient-ils pas des figurants, payés par un office municipal, pour jouer un rôle et satisfaire, comme lui, la curiosité des touristes de passage ?

*

En attendant : Léonard de Vinci, Pietro da Cortona, Gentile da Fabriano, Antonello da Messina, Cima da Conegliano, Melozzo da Forlí, Jocopone da Todi… Les peintres naissent en un lieu, à Cortone ou à Conegliano, non pas dans un non-lieu. Et encore : Mantegna, le Pérugin, Bernardino Luini, le Parmesan, le Bassan, Véronèse… Leur nom rappelle, pour les illustrer, Mantoue, Pérouse, Luino, Parme, Bassano del Grappa, Vérone… Un homme est lié à une ville, pas à un monde indifférencié ou insensé, il appartient à une cité, une civitas, une civiltà. Et quand même personne n’est jamais allé à Forlí, à Todi, voire à Luino ou à Vinci, sinon quelques historiens d’art consciencieux, nous savons bien qu’en ces endroits parfois minuscules, difficiles à trouver sur une carte, ces génies ne sont pas nés par hasard ; ils ne sont devenus universels, de la seule forme d’universalité acceptable, que d’avoir eu une origine. Bien sûr, je me limite ici, dans cette énumération, à un seul pays, que je connais un peu. On pourrait recommencer, ailleurs, au Nord par exemple : Hieronymus van Haken, dit Jérôme Bosch, Hans von Aachen, Rembrandt van Rijn nous parlent d’une ville, d’un fleuve…

L’homme, pour citer Hölderlin, habite la terre en poète. C’est pour cela même que son art est mortel.

*

Walter Benjamin parlait de l’aura de l’œuvre d’art et de son effacement. À l’ère de sa reproductibilité technique, l’œuvre d’art, devenue ubiquitaire, présente en cent lieues à la fois, a perdu son aura. Elle s’est éteinte en quelque sorte. Sa réflexion, qui liait, disait-il, la présence hic et nunc d’une œuvre à un pouvoir qui relève de la sacralité et qui, à cet égard n’est ni échangeable ni reproductible, est proche de celle des anthropologues fin-de-siècle. Rudolf Otto en est un exemple, qui parlait du numineux, un sentiment du sacré[3], la conscience confuse de la présence des dieux en certains lieux ou dans certains objets, et qui ne serait pas transférable.

Cette perte de la sacralité de l’œuvre a entraîné l’anomie du bâtiment qui l’abritait : plus de lieu, plus d’aura, plus de numen aujourd’hui dans les œuvres, mais plus de numina non plus dans nos musées profanes. Plutôt des tas de décombres, au hasard des terrains vagues.



Les musées ne ressemblent plus à rien. La silhouette du nouveau musée d’art contemporain de Metz rappelle à la fois les Buffalo Grill qu’on voit le long des autoroutes, un chapeau chinois et la maison des Schtroumpfs. Dans l’élévation d’un nouveau musée, on retrouvera souvent, in nuce, dans son mélange de modernité fade et d’emprunts hasardeux, le kitsch qu’on verra envahir l’architecture des mégalopoles, de Las Vegas à Dubaï.



« Supposons pour un instant notre civilisation éteinte depuis des siècles. Un jour, des archéologues arriveraient à reconstituer ce qu’elle était à partir des types de monuments qui subsisteraient ; de la forme des bâtiments, ils déduiraient aisément la fonction : c’était ici une gare, là un lieu de culte ; ici une banque, là une école. Mais il y a assurément un monument qui leur resterait inintelligible : le musée[4]. »

Construire un musée pose à l’architecte un problème insoluble. À quoi sert un musée ? D’un temple, on savait la destination. D’une école aussi (encore un peu, à vrai dire). D’un aéroport, assurément. D’un stade, absolument, et même on les multiplie, par dizaines, en tout lieu. Mais d’une collection d’objets arrachés à leur lieu d’origine et disposés dans l’oubli de leur fonction ?



On sait ce qu’était une cathédrale. Et c’est cette destination qui lui a donné sa forme, jusqu’en ses détails. L’orientation permet au sanctuaire de fonder sa place dans l’étendue, selon une géomancie aussi ancienne que l’homme, la clôture pour fermer le bâtiment et l’éloigner du profane, l’élévation, le déambulatoire, le transept, le porche pour accueillir et guider les catéchumènes. Et souvent, sous l’autel, le martyrium, la crypte, et son mouvement tournant autour du corps du saint enterré là. Ou bien une source, le lieu de culte le plus ancien, là où coulait la vie. Nymphes et hamadryades habitaient ce lieu avant que les dieux chrétiens y prennent leur place.

Bien sûr, avec le temps, la forme a évolué. Le Baroque, Rome imposent des représentations théâtrales, changent l’autel de place, détruisent les jubés. L’église devient, comme le musée bientôt, une impressionnante maison de rendez-vous, avec ses ors, ses pourpres et ses miroirs. Le sacré s’évapore. Reste le spectacle, ce qui n’est pas rien.

Plus tard, quand on a cru que les lumières de la Raison chasseraient les dernières ombres de la superstition, on eut l’idée de réutiliser les palais pour en faire des lieux de culture, des galeries de peinture, si pareils dans leur apparat aux salons des marchands hollandais, accrochant les tableaux à qui mieux mieux, sur trois rangs. En Amérique, plus sévère, au nom de l’Enlightenment, de la rigueur protestante et de la nécessité démocratique, l’exemple des Lumières poussa à construire des temples grecs pour les consacrer au dieu nouveau de la jeune nation.



En attendant, le musée public, celui qui se veut temple, forum, agora, lieu de culte et de pèlerinage, quelle forme lui donner ?



La mosquée qui se construit aujourd’hui dans l’étendue indifférente de nos banlieues, s’oriente et trouve sa place par la présence du mihrab, qui indique la direction de la Kaaba, le cube voilé d’une étoffe noire, qui marque le centre du monde musulman, à La Mecque.

Il n’y a pas d’exemple de lieux de culte dont l’emplacement et l’orientation aient été laissés au hasard. Le plus simple geste envers la divinité, et dans le temps le plus court et le plus précaire, obéit à une direction. Qui n’a vu, dans les aéroports, ces musulmans pieux sortir une petite boussole pour savoir la direction dans laquelle dérouler leur tapis de prière ?

Les boussoles n’ont guère servi dans notre monde qu’à conquérir de nouveaux espaces et au Capitaine Hatteras à retrouver le nord. Nos lieux de culte se sont édifiés entre-temps sans direction, comme si notre culture ne savait plus où aller ni à quel saint se vouer.

*

La question se pose : hall de gare ou hall des machines ? Déambulatoire ? Salle des pas perdus ? Emporium géant ? Glacière démesurée – façon Beaubourg ? Restoroute pour fastfood culturel ? Ou bien, en fin de course, réservoir aveugle de béton où empiler les œuvres comme au Schaulager de Bâle, en attendant que, dans l’obscurité, comme blanchissent les endives, décuple leur valeur marchande ?

Cette fonction est la dernière apparue. Elle a le mérite au moins d’offrir à l’esprit, à défaut du sensible, le plaisir de l’intelligible, en imposant un sens et une utilité.

Le Schaulager à Bâle est un vaste bunker de béton, édifié dans les faubourgs de la ville patricienne, qui abrite quelques milliers d’œuvres d’« art contemporain », sélectionnées et calibrées comme des légumes d’élevage. C’est un établissement privé qui affirme n’être « ni un musée ni un entrepôt », mais pourtant se dédier « à la créativité et à la transmission de l’art contemporain ». De fait, c’est sa mission, mais elle s’accomplit sur un mode discret. Il ne se visite pas, sinon par autorisation spéciale, délivrée principalement à des professionnels du milieu de l’art. Cela explique qu’on en parle si peu, alors qu’il est devenu un rouage essentiel du marché. Il est à l’art ce que la banque est à l’argent, un saint des saints où quelques initiés décident des cours et des investissements.

Son architecture est simple, sévère et fonctionnelle, sans presque aucune ouverture sur l’extérieur comme il se doit : ce lieu qui n’est « ni » ceci « ni » cela, mais qui se referme et sur le secret de ses trésors et sur la discrétion de ses opérations, ne pouvait qu’adopter la géométrie des coffres bancaires.

1-

Antonin Artaud, Œuvres, Gallimard, 2004, p. 1587.

2-

Fusées, XVI.

3-

Rudolf Otto, Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen, 1917 ; trad. : A. Jundt, Le Sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Paris, Payot, 1949.

4-

J. Clair, « La fin des musées », dans Marie-Odile de Barry et Françoise Wasserman (dir.), Chroniques de l’Art vivant, no 24, octobre 1971 ; repris dans Vagues. Une anthologie de la nouvelle muséologie, vol. I, Paris, Éditions W-MNES, Presses universitaires de Lyon, 1992, p. 140.

II

Le musée explosé

« Si l’on croit que la culture a une utilité, on confondra rapidement ce qui est utile avec la culture. »

Nietzsche, Fragments posthumes

Nous n’avons pas de l’Histoire la vision qu’en ont Barnett Newman et le Nouveau Monde, ni des musées l’idée que s’en font, loin de l’Union européenne, des États-nations jeunes ou régénérés.

Les objets qui nous entourent forment un tissu continu, du lointain le plus repoussé jusqu’à aujourd’hui. Où le musée peut-il s’insérer dans une trame aussi serrée ? De quoi peut-il être la coupure ? Comment restituer alors cette continuité, la renforcer, la faire comprendre au plus vaste public ?

Nés de la Révolution, les musées français s’imposaient de conserver et même de renforcer le sens de cette Histoire. Les musés américains à l’inverse ont prétendu demeurer à l’écart de l’Histoire, être des musées décontaminés du passé et de ses miasmes, s’interdisant de prendre parti dans les querelles anciennes. Ils se présentent plutôt comme de vastes embarras de richesses, à acheter, à accumuler, à négocier, à échanger, à vendre pourquoi pas ? Et c’est même cette liberté singulière des musées américains à l’égard du passé qui les autorise sans trop d’état d’âme à aliéner telle ou telle part de leurs collections. C’est aussi cette liberté à l’égard de la mémoire qui leur a permis d’acheter très tôt et d’exposer les exemples de l’art le plus actuel, faisant de ses trustees les agents les plus actifs du marché de l’art contemporain.

Il y a une quinzaine d’années, lorsque les institutions bancaires prirent le pouvoir, nos gouvernants découvrirent l’intérêt financier de ces aliénations. Alors que les collections avaient été jusque-là proclamées « inaliénables » – éléments intégrés et indissociables d’un patrimoine national – elles devenaient « ressources » dans lesquelles puiser à l’égal des autres ressources naturelles d’un territoire donné.

Face à cette métamorphose qui consacra bientôt la défaite des principes fondateurs de la muséologie française, il y avait eu, dans la foulée des utopies libertaires de 1968, une grande tentative, avec l’idée des « écomusées », de redonner un sens au musée, de refaire de lui le porteur majeur d’une histoire et d’un enseignement.



L’œuvre d’art à elle seule n’avait pas le privilège de dire tout du passé d’un peuple. Il fallait lui adjoindre d’autres formes de l’activité humaine, y compris les plus humbles. Il y eut la volonté, chez des muséologues surtout venus des musées de société, de sciences ou de techniques, de retrouver un type de musée qui rétablirait l’unité et la continuité d’un récit commun à un territoire – et, du même mouvement, le respect d’un patrimoine dans sa totalité et non son monnayage dans des échantillons choisis, hiérarchisés et commercialisables selon le pragmatisme de plus en plus évident d’une exploitation mercantile…

*

Ce fut l’histoire des écomusées[1]. Le terme fut consacré en 1971 mais son idéal et ses premières réalisations remontent beaucoup plus haut[2]. En fait, les premiers débats sur ce qu’on n’appelait pas encore « écomusées » suivirent d’assez près la création du Museum central des arts par la Révolution en 1793.

Dès 1830, l’Allemagne avait été le théâtre d’une polémique entre partisans du musée « intensif », de caractère essentiellement artistique, et partisans du musée « extensif », de caractère scientifique. Les premiers se rangèrent autour de Wilhelm von Humboldt, qui pensait que le musée ne doit se consacrer qu’aux chefs-d’œuvre de l’art antique et du grand art européen, les seconds autour du directeur berlinois du musée d’Ethnographie, Leopold von Ledebur, qui défendait la valeur transdisciplinaire du musée, apte selon lui à mettre en valeur l’esprit, l’histoire et les techniques de tous les peuples et de tous les temps.

La révolution culturelle de Mai 68, ou qui se disait telle, fit renaître ces anciennes querelles, partisanes tantôt d’une spécificité jalouse, tantôt d’une ouverture généreuse.



Au musée fermé, consacré à la présentation des seuls produits des beaux-arts, on opposa le musée ouvert, consacré à l’ensemble des activités humaines, art, industrie, sciences. Dès 1969, le monde anglo-saxon avait de son côté élaboré la notion de neighborhood museum, le musée de voisinage (on dirait peut-être aujourd’hui « musée de proximité ») qui, dans son souci d’insertion sociale, recoupait la notion française des écomusées[3].

Au musée hiérarchique limité à la conservation des chefs-d’œuvre on opposa un musée qui s’ouvrirait à toutes les productions de l’homme : le tableau de Poussin, son iconographie singulière, les influences reçues de Rome, mais aussi le petit mouchoir de Cholet, sa fabrication, son rôle dans la guerre des Chouans, ou encore la gare Saint-Lazare de Monet, ses fumées et ses irisations, mais aussi une vraie locomotive, témoin de l’ingéniosité et du labeur des hommes…

Au musée-monument refermé sur lui-même on opposa un musée-territoire, musée éclaté étendu à la surface d’une région, un musée interdisciplinaire « démontrant l’homme dans le temps et dans l’espace, dans son environnement naturel et culturel, et invitant la totalité d’une population à participer à son propre développement[4] ». Au musée envahi de curieux, on préféra un musée dans l’espace dont les habitants deviendraient les acteurs et, pour l’étranger de passage, les animateurs. Il s’agissait de faire revivre les techniques et les métiers anciens, de les expliquer, d’en prolonger si possible l’existence et d’en préparer les conditions futures.

*

Ce souci de fonder une histoire dans un espace, et de faire du musée un instrument d’éducation populaire autant que de préservation des coutumes et des savoir-faire, était habité d’une visée contradictoire.

La préoccupation écologique de ces musées-conservatoires n’était pas chose nouvelle. Dans le récit d’Erckmann et Chatrian, Maître Gaspard Fix, qui se déroule sous le Second Empire, significative est la rivalité qui oppose le docteur Laurent, républicain progressiste, et Gaspard Fix, monarchiste réactionnaire : le premier reproche au second d’avoir usé de magouilles politiques pour obtenir des passe-droits qui lui permettront de déboiser une vaste propriété au risque de ruiner l’équilibre naturel de toute la région. « Je m’étonne beaucoup dira-t-il, que l’administration forestière ait consenti au déboisement du Hohwald […]. Une fois les bois coupés et tous ces marais exposés au soleil, Dieu sait ce qui lui arrivera ; nous pourrons recevoir la visite du typhus et des fièvres paludéennes… »



Les écomusées, celui du Creusot, celui de Marquèze à Sabres dans les Landes, l’écomusée de l’île d’Ouessant… devaient être de lieux de préservation et d’un enseignement du milieu naturel qui passaient, non seulement par les productions les plus hautes de son art, peintures, sculptures, mobiliers, mais aussi par le rappel de ses conditions les plus élémentaires, son histoire industrielle et technique ; cultures ouvrières et cultures paysannes… Il faudrait y voir, non seulement le portrait du seigneur, mais aussi la corvée, non seulement la marmite mais aussi la poule au pot et les gallinacés de la région, dirait plaisamment Georges-Henri Rivière[5].



Ces musées devenus attentifs à la culture populaire n’appartenaient guère pourtant à la tradition française, où l’ouvrier et le paysan sont si peu présents. Ils s’inspiraient plutôt de la tradition de l’ethnologie germanique de Ledebur et de celle des Heimatmuseen, les musées du terroir, chargés parfois d’une ambiguïté lorsque, dans les années trente, ils devinrent les instruments d’une exaltation de la culture agraire, l’un des traits de la Weltanschauung du national-socialisme.

*

Le « Grand Art », le « Grand Style », la « Grande Manière », le « Grand Siècle » : la France n’avait guère connu qu’une culture de Cour – Bossuet, Racine, Rameau, Lully… – et presque toujours limitée à la commande d’État. Le peuple, au fond de ses campagnes ou de ses taudis, semblait être tenu à l’écart de la culture. Les Lumières elles-mêmes ne connaissent de Fronde que lorsqu’elles s’adressent aux puissants, et à eux seuls. Le peuple est illettré. En Allemagne, sous l’influence de la Réforme, littérature et musique s’étaient adressées au contraire à des auditoires et à des lecteurs populaires : Luther, Bach… Et le xixe allemand, encore, continuera de cultiver ce goût populaire ou petit-bourgeois, Häuslichkeit, Gemütlichkeit, Biedermaier. L’absence de pouvoir central permit la floraison d’un art et d’une littérature des petites gens, du petit peuple ou des petits-bourgeois, très lié à des terroirs, à des singularités, à des dialectes, à des patois. Des écrivains comme Adalbert Stifter ou Fontane sont peu familiers chez nous.

La tradition hautaine de la culture de Cour aura persisté en France jusque sous les gouvernements actuels, toujours habités de la même fureur, loin des goûts particuliers du peuple, d’imposer un art le plus souvent artificiel, c’est-à-dire « universel » et sans goût.

Contradictoirement, la France sera la seule aussi – mis à part et pour d’autres raisons l’État soviétique – à prétendre créer et diffuser un « art pour tous », dans des théâtres « populaires », des spectacles d’avant-garde au fond des banlieues « déshéritées », des « ateliers de création » dans des usines désaffectées : cet art que l’on dira d’autant plus près du « peuple » qu’il en est très loin, ne servira finalement, lui aussi, qu’à la délectation des seules élites, qui crurent venir s’y encanailler.

On éviterait donc de parler de Grand Art : cela aurait été rappeler une hiérarchie insupportable en une époque qui se veut égalitaire. La réalité fut plus rude : la France est devenue le champion d’un art d’État de médiocre qualité, dont ses artistes de Cour n’ont jamais réussi, sauf en de très rares occasions, à se faire reconnaître au-delà des frontières.

*

Si contraire à cette tradition, le rêve des écomusées ne dura guère. Mai 68 ne marquait pas l’avènement d’une société égalitaire et fraternelle, exaltant une pensée populaire grâce à laquelle les musées devaient, comme l’avaient voulu les artistes d’avant-garde, exploser et s’ouvrir à la vie. Il ne provoqua que le charivari qui, dans les sociétés traditionnelles, accompagne les nouveaux mariés. Mais, cette fois, le mariage unit la société française au capitalisme international, il ne signa pas un retour à une culture du mouton et des Causses. C’est le monde ancien tout entier, rural et ouvrier, qui fut emporté en cinq ou six années.



Les écomusées n’avaient pu renouer le lien avec une histoire populaire qui s’était décidément rompue. Ils avaient été les derniers exemples de musées tournés vers l’histoire des peuples européens, le rappel du passé jusqu’en ses formes les plus humbles. Leur disparition tournait la page des utopies françaises. À force de vouloir s’identifier avec le territoire, l’écomusée, comme la carte de Borges, se diluait et s’évaporait. Et ses habitants animateurs, pour autant qu’il s’en trouva, furent bientôt confondus avec les figurants rémunérés des syndicats d’initiative.



Dans d’autres pays pourtant, la mémoire industrielle aura été préservée. On vient d’inaugurer, près d’Essen, sur le site de Zollverein, le nouveau musée de la Ruhr, qui présente de manière exhaustive mais aussi souvent bouleversante la culture ouvrière et la dynastie des Krupp, la misère et la gloire, les progrès techniques et les souffrances humaines. En France, il ne reste presque rien de la mémoire du Creusot, ni de l’utopie de son écomusée, ni rien sur les Schneider et sur le monde prolétaire hormis un marteau-pilon à l’entrée de la ville, transformé en signal touristique.

Pour les lecteurs nostalgiques, il reste aussi la description qu’en donnait Mme G. Bruno, l’auteur du Tour de la France par deux enfants, à l’attention émerveillée du petit Julien.

*

Du musée ouvert, qui se fondait dans le territoire, il fallut donc revenir à un musée qui se refermait sur lui. Mais qui se refermerait sur quoi ?

Quel est le Trésor du musée ? Quelle forme lui donner ? Le musée nef, façon Grande Galerie, l’Histoire vue comme la flèche du temps, l’horizontalité du regard ? Le musée basilique et une aspiration vers le haut ? Le musée coquillage replié sur les mystères de la création ? Le musée spirale et son vertige téléologique façon Guggenheim ? Le musée coffre-fort, protégeant des titres, façon Schaulager ? On a vu l’embarras. Chaque forme croit satisfaire une vision particulière : transcendance de l’œuvre, progrès social, nostalgie des origines, thésaurisation…

*

Dans cette querelle opposant les musées d’art, où l’on conserve les chefs-d’œuvre de tous les temps et de tous les pays pour un public averti, aux musées d’histoire des sciences et des techniques pour les générations nouvelles, et aux musées forums enfin où accueillir tout un chacun et « dialoguer », l’Amérique n’avait pas eu à choisir.

Nation neuve, terre de la promesse, nouvelle Jérusalem, elle pouvait considérer les œuvres du passé européen avec le même détachement que nous considérons les statues d’Assuérus ou de Nabuchodonosor et, sans état d’âme, les exposer dans un environnement muséographique strict et prétendûment neutre. Par ailleurs, elle ouvrait de vastes musées scientifiques, à Washington ou San Francisco, conçus, à l’opposé, comme des musées interactifs, destinés à un jeune public tourné vers la technologie du nouvel Empire.



La France en revanche dut reconnaître la coupure, réduire son passé tout entier à un vaste musée, et le centre des villes en autant de petits musées. Partout ailleurs, dans les périphéries, construire à la hâte des villes nouvelles, des ZEP et des ZUP.

Là où l’Amérique mettait le béton au service des musées, la France eut à résoudre le dilemme : ou du béton ou des musées. Les villes anciennes, celles qu’on classe en Europe au patrimoine de l’UNESCO, subirent ce choix. Les vieux quartiers, qui témoignaient de la continuité d’un style et de l’unité d’un bâti, furent souvent rasés. Les édifices qui pouvaient encore afficher dans leur architecture une petite ou une moyenne noblesse ne furent sauvés que pour, devenus des échantillons, être muséifiés, musées de ci ou de ça, lieux de mémoire en effet. Des villes entières même se changèrent en musées, à l’image de Venise : du Mont-Saint-Michel à Carcassonne, de La Rochelle à Saint-Paul-de-Vence, et puis, probablement, le centre de Paris, demain.

Dans le même temps, dans les banlieues, sur des kilomètres on multiplia les lotissements, les pavillons, les supermarchés, les magasins de bricolage, les dépôts de meubles et les entrepôts pour denrées inutiles.



Ce qui choque le plus, ce n’est pas l’utilisation du béton pour satisfaire les besoins – croissance exponentielle des populations, industrialisation accélérée, etc. –, ce n’est pas non plus le phénomène de la multiplication des musées, de ci de ça et de rien, c’est la simultanéité du béton et du musée.

Ouvrir des musées, c’est mettre son espoir dans la pérennité de certains objets, une sorte d’immortalité laïque et républicaine des œuvres. En revanche, user du béton, c’est bâtir en vue d’échanges rapides et dans l’attente de grandes destructions. On y trouve un abri, mais on n’y trouve rien d’une terre natale. Le prototype du bâti en béton reste aujourd’hui encore le bunker, qui a trouvé dans ce matériau ses plus grandes réussites.

Utilisation d’un matériau promis à une obsolescence rapide, et objet d’une décrépitude précipitée, en même temps, muséification forcenée de paysages, d’objets, de monuments mais aussi de modes de vie qui hier encore étaient une part de notre quotidien : comment ne pas succomber à la schizophrénie ?



En attendant, le modèle architectural américain a débordé : dans toutes les banlieues et dans toutes les campagnes de France, ce qu’on voit désormais par la vitre de la voiture, c’est l’infinie promulgation de l’identique. Le même petit pavillon de plain-pied, réplique de ces petites maisons nord-américaines préfabriquées, qu’on construit n’importe où sur le territoire, simples lieux de passage, abris plus ou moins confortables et précaires édifiés au hasard des lotissements, pareils de la frontière canadienne à la frontière mexicaine, et du Massachusetts jusqu’à Los Angeles. Sans passé ni futur. Ils sont là, sans attache autre que de maigres fondations. Cette prolifération ressemble à la propagation cancéreuse d’une même cellule dans un corps vivant. Elle annonce à l’évidence une mort rapide.

*

Parmi les bâtiments publics, il n’y a plus guère que les stades pour afficher en France aujourd’hui, comme en Chine ou ailleurs, des architectures audacieuses, parfois de belle tenue. Ce sont les rares monuments créés par l’époque qui vaillent d’être regardés. L’argent ne leur est pas compté, contrairement aux constructions scolaires, et les délais sont toujours respectés. Ils sont aussi de plus en plus vastes, comme si la Terre entière devenait un spectacle sportif. Les architectes n’ont guère d’hésitation sur la forme à leur donner, connue depuis toujours.

C’est au Soleil que l’architecture du cirque antique était consacrée, dont le temple était bâti au milieu de l’enceinte – c’est pourquoi ces amphithéâtres demeuraient ouverts sous le ciel de la divinité. De même le stade, de forme circulaire – dessiné qu’il est sur un cercle ou bien sur une ellipse –, est-il aujourd’hui consacré aux paraboles d’un ballon, petite sphère dont les joueurs s’efforcent d’ordonner la course dans le ciel, parmi les hurlements de dizaines de milliers d’adorateurs. Le sacré s’est refermé sur un jeu cyclique et dérisoire.



Il faudrait Tertullien pour dénoncer cette turbulence populacière et de plus en plus meurtrière des stades. Ce Maghrébin qui vivait à la fin du iie siècle de notre ère, s’indignait que deux cents jours par an dans la vie de ses compatriotes – à peu près le temps que le spectateur moderne passe devant son téléviseur – fussent consacrés aux spectacles, aux combats de gladiateurs, aux tueries et aux obscénités du théâtre et du cirque. « Que les activités du stade soient indignes de ta vue, tu ne le nieras point : coups de poing, coups de pied, audaces en tout genre de la main et toutes les violences qui défigurent le visage de l’homme… Nulle part tu n’approuveras des courses vaines, des lancers et des sauts plus vains encore… Nulle part tu n’apprécieras le souci d’un corps factice… tu haïras des hommes qu’en vue de loisirs à la grecque on met à l’engrais[6]. » Et encore : « Tel qui oserait à peine soulever sa tunique en public pour soulager sa vessie ne peut manifester son enthousiasme au cirque, sans projeter tout son sexe à la face de tous[7]. »

Tous ces traits des temps carthaginois, deux siècles après le Christ, jusqu’aux « violences qui défigurent le visage de l’humain » et aux drogues qui le mettent « à l’engrais », Tertullien les ramassait sous le terme d’idolâtrie.

Mais ce qu’il décrit et condamne pourrait tout autant s’appliquer à nos jeux, du dopage pour gonfler des musculatures à l’exhibitionnisme des programmes pornographiques.

De ce qu’il nommait « idolâtrie », le musée lui-même, aussi bien que le cirque, est devenu l’un des acteurs essentiels.

1-

Georges-Henri Rivière, le créateur du musée des Arts et Traditions populaires, avait été celui qui avait fait du vieux musée d’Ethnographie du Trocadéro le musée de l’Homme. Il serait celui qui mit en chantier en France, en 1937, la politique des écomusées, née de la volonté du Front populaire et de Jean Zay.

2-

Je me permets ici de renvoyer à mon étude « Les origines de la notion d’écomusée », Cracap Informations, no 2-3, 1976, repris dans Vagues. Une anthologie de la nouvelle muséologie, op. cit., p. 433-439.

3-

Ainsi de l’expérience du musée d’Anacostia, près de Washington.

4-

Définition adoptée en 1971 lors de la neuvième conférence du Conseil international des musées.

5-

Museum, XXV, 1-2, 1973, p. 26.

6-

Tertullien, Les Spectacles, trad. Marie Turcan, Paris, Le Cerf, 1986, XVIII, 2-3.

7-

Ibid., XXI, 1-3.

III

Quand dialoguent les voix du silence

« Depuis combien de siècles une grande religion n’a-t-elle secoué le monde ? Voici la première civilisation capable de conquérir toute la terre, mais non d’inventer ses propres temples, ni ses tombeaux. »

André Malraux, Antimémoires

À défaut de pouvoir faire dialoguer entre eux les différents savoirs d’une même nation, les patois et les produits d’un même territoire, de la fabrication des mouchoirs de Cholet à la taille des vierges de calcaire tendre dans le pays manceau, et de la culture du bocage en pays de Loire à la culture technique au Creusot, les décideurs culturels eurent semble-t-il l’ambition, une fois l’échec des écomusées avéré, de faire, selon leur expression, « dialoguer les cultures » à l’échelle du planétoïde.

La prétention fut cette fois d’ignorer les frontières, les pays, les territoires, les nations, les régions. La dernière illusion du Musée imaginaire fut la tour de Babel.



Sogdiane et Bactriane sont des mots dont la sonorité fait rêver… La rencontre entre Alexandre et le monde bouddhique est l’un des épisodes les plus fascinants de l’histoire intellectuelle de l’Occident. Et l’art du Gandhara, une des compositions les plus heureuses que cette rencontre a fait naître. Mais elle a été le fruit d’une conquête militaire, pas d’un « dialogue des cultures ». La pax romana sera imposée par les armes, et l’unité de sa langue et de sa culture est le fruit d’une domination, pas d’une conférence aimable et inconsistante.

L’expression « dialogue des cultures », dont on use à présent quand on ne sait plus rien de la finalité du musée, est le fruit d’une faiblesse qui ne veut pas s’avouer, et l’aveu d’une paresse. Je comprends qu’on ait envie d’entrer en conversation avec tous les Kamtchatka géographiques et spirituels. Mais comment et à quelles fins ?



Malraux aura été le grand inventeur de ces colloques de sourds. Son « Musée imaginaire » est plein de ces fatrasies qui font dialoguer, selon des généalogies aussi douteuses que flamboyantes, le masque nègre, la Vénus de Lespugue et le tableau de Vermeer, dans une transe qui s’achève en épiphanie esthétique.

Du temple à la gloire d’un dieu créateur, ce pauvre succédané qu’en est le musée où l’homme découvre son image, Malraux se fera le sacerdote. C’était demander à la culture ce que le culte seul pouvait donner.

*

Ces « lectures » de l’art universel ne devinrent offensives que le jour où il entreprit de leur donner corps lors de la création du ministère de la Culture en 1959.



Institution spécifiquement française, le ministère de la Culture fut une idée qui ne manquait pas de grandeur. Associée à la création des maisons de la culture, elle faisait naître cependant le sentiment désagréable d’une tutelle de l’État sur les choses de l’esprit, et d’une mainmise sur le sens de l’Histoire.

L’ambiguïté du projet se trahissait d’ailleurs dans la confusion de ses appellations : ministère de la Culture ? ministère des Affaires culturelles ? ministère de la Culture et de la Communication ? Le mot « culture » revenait comme un leitmotiv mais le mot « communication » y prenait sa force, vite associé aux « affaires ». Institution à l’origine dédiée à célébrer les formes les plus hautes du sentiment de la Patrie – ici le Panthéon des Grands Hommes, là, la communauté des frères humains –, le musée dérivait vers des formes marchandes qui entraîneraient le changement de sa direction, désormais confiée à des directeurs du Développement et de la Communication.



Mais, à vrai dire, s’était-il agi de culture ? Les idées de Malraux sur le pouvoir créateur de l’homme trahissaient une inquiétude métaphysique à laquelle l’art était supposé répondre, par l’exercice d’un culte des morts, issu de son besoin obsédant d’une fraternité entre les vivants, dont ses romans, des Conquérants à L’Espoir, offrent tant d’exemples.

La description des femmes en noir de Teruel veillant le corps des Espagnols tués, ou des silhouettes des femmes des monts d’Auvergne, veillant les corps des résistants, n’est jamais que la tentative de fonder une culture républicaine de la victime, substituée, subrepticement, au culte religieux des morts. Lazare reste son plus beau livre, il n’en demeure pas moins un témoignage désespéré.

Son ministère de la Culture aurait dû s’appeler « ministère des Cultes ». Il aurait eu la charge de protéger et d’illustrer les divers modes d’une pensée de la transcendance qui, dans une société laïque en quête de sa finalité, permettent à l’humanité de survivre à l’idée de sa disparition. Au lieu de l’Être suprême, quelque chose comme une célébration du Néant suprême, avec des pompes à la Gossec et des discours pour lesquels le Musée universel eût prêté sa chaire.

Le ministère de ce grand écrivain aurait entre-temps parcouru les étapes descendantes, du high art au low art, du grand art à l’art « moyen », et du culte au culturel. S’il avance, dans L’Irréel, que l’art est la dernière entreprise qui nous relie au sacré lorsque les dieux sont morts, s’il affirme que c’est lorsque les dieux sont morts que l’art enfin peut s’accomplir comme pure connaissance de lui-même, cet hégélianisme du monde des formes suppose à l’histoire des sociétés une téléologie qui la dépasse, et qui n’a jamais eu la force des théologies.

*

« Faire résonner entre elles les cultures et les identités différentes », « favoriser les hybridations et les métissages », permettre l’« insertion de la culture française dans un contexte international », « aller dans le sens de la globalisation », bref « brasser tous les héritages », cette rhétorique ampoulée, personne aujourd’hui n’y résiste plus, pas même l’auteur de ces citations, directeur à Rome d’une Académie prestigieuse… Les bigots de « la nouvelle Culture » ne font là que tourner les moulins à prière de la modernité. Ces « missionnaires de l’esprit nouveau », répandus dans les instituts français à l’étranger, sont à notre temps ce qu’étaient les précepteurs au siècle des Lumières, transfuges « qui traînent partout leur ignorance » et qu’un Joseph de Maistre avait qualifiés de « balayures de l’Europe ».

*

Il y a quelque chose d’incongru à placer dans un musée, et d’un colonialisme d’autant plus fort qu’il est sournois, un objet venu d’une culture étrangère, à l’étiqueter, à l’éclairer, à le conditionner comme s’il s’agissait d’un coléoptère. En fait l’objet exotique, défonctionnalisé, banalisé, aseptisé, devenu objet d’étude ou de spéculation, n’est qu’un exemple de ces curiosa que produisent des démarches intellectuelles quand elles sont étrangères aux conditions qui ont présidé à leur naissance.

Mais cette captation et cette dénaturation nous renvoient en miroir l’image cruelle de ce que nous avons fait subir aux objets de notre propre passé et aux témoins de notre propre histoire. L’art ne jaillit pas de l’art lui-même, contrairement à ce que pensait Malraux, l’art ne naît pas de l’art. Il naît d’un terreau qui n’est nulle part le même, et qui est en tout lieu irréductible à aucun autre. Réduit à sa seule forme, et sous cette fiction, présenté dans toutes les vitrines dans l’oubli des conditions de sa naissance, devenu un objet d’art transportable et éventuellement négociable, l’œuvre est la victime d’un impérialisme dont l’Occident, en créant le musée moderne, s’est rendu coupable.

*

Je ne peux m’empêcher, lorsque j’entends battre tambours, sonner trompettes, vociférer jeunesses et ronfler haut-parleurs, au cours de ces carnavals assourdissants dont Paris est devenu le lieu, « Nuit des musées », « Fête de la musique », « Nuit blanche », « Parade » de ci et « Techno » de ça, de penser que j’assiste au déroulement rituel de funérailles où, célébrées par des corps nus et peinturlurés, on va enterrer joyeusement et sauvagement les restes de ce qui a été notre culture.

*

Un grand muséologue africain, lors de la neuvième conférence internationale de l’ICOM[1], il y a quarante ans déjà, en 1971, ne put s’empêcher de jeter un pavé dans la mare du consensus des gens « cultivés » qui l’écoutaient : « Puisque le développement, c’est la civilisation des loisirs, les Nègres, par leur folklore, participent déjà à cette civilisation. En les aidant, par nos projets [la construction de musées nouveaux] à mieux danser et chanter, en conservant par la climatisation leurs statuettes qui font la joie de nos enfants et de nos ethnologues, nous sommes assurés par quelques aménagements intérieurs, quelques réfrigérateurs sous les paillottes, qu’après deux ou trois décennies de développement, nous fêterons avec eux [les Occidentaux] la parousie de l’UNIVERSEL[2]. »

Depuis ce discours, trois décennies sont passées. À part l’autosatisfaction du musée du Quai Branly, l’Universel, le mot serait-il imprimé en minuscules, s’est éloigné.

*

La vérité est que nombre de pays, en Europe et dans le monde, brandissent aujourd’hui haut et fort les principes d’une identité nationale pour réclamer leur dû, et que cette réclamation ne relève de l’ordre ni du culturel ni de l’universel.

Les élites françaises ont parié sur l’effacement des nations. En fait, elles resurgissent partout[3]. Le temps où le Louvre loue des chefs-d’œuvre à Abou Dabi est aussi le temps qui voit les drapeaux des pays se diversifier et se multiplier. L’Europe a interdit l’usage d’une expression comme « identité nationale ». Mais l’utopie européenne a entre-temps explosé : combien sont-ils, les pays européens qui aujourd’hui volent en éclats sous les revendications souvent violentes de leurs minorités ? Catalogne et Pays basque, Flandres et Wallonie, l’ancienne Tchécoslovaquie tiraillée, la Yougoslavie explosée, du Kosovo à la Croatie, c’est bien à une libanisation de l’Europe qu’on assiste, éberlué. On ne parle pas un volapük européen, on veut désormais parler flamand, catalan, basque ou slovène. Dans le temps où l’Union européenne ratiocinait sur le diamètre des trous des fromages pour sauver la vallée de la Gruyère, la Belgique avait cessé d’exister.

Qui aujourd’hui ose avancer chez nous l’expression d’une « culture française », fruit d’une très longue histoire, ou pis encore celle de « civilisation française » ou tout simplement le mot « France » ?

1-

Le Conseil international des musées, dépendant de l’UNESCO.

2-

Stanislas Adotevi, cité dans Négritude et négrologues, Paris, 10/18, Univers Poche, 1972 ; repris dans : « Fondements », dans Vagues. Une anthologie de la nouvelle muséologie, op. cit., p. 132.

3-

Voir Max Gallo, « Où va la France ? », Le Figaro, jeudi 5 août 2010, et Pierre Manent, Le Regard politique – Entretiens avec Bénédicte Delorme-Montini, Paris, Flammarion, 2010, p. 203 et suivantes.

IV

Les abattoirs culturels

« Aujourd’hui, la barbarie esthétique réalise la menace qui pèse sur les créations de l’esprit depuis qu’elles ont été réunies et neutralisées en tant que culture. Parler de culture a toujours été contraire à la culture. »

Max Horkheimer et Theodor W. Adorno,

La Production industrielle des biens culturels

Reçu ce matin le « Programme d’activités » du musée des Beaux-Arts de X. Sur cinq pages annonçant les prochaines expositions, quatre sont consacrées à des expositions de photos. Suivent vingt-cinq feuillets qui décrivent les « Activités » du musée : les « activités en famille », le « rendez-vous familial le troisième dimanche du mois », le « club de photo », les « camps pour la semaine de relâche » ; les « activités pour les enfants », les « activités pour les aînés », les « ateliers Bout’choux ». Il y a aussi les « activités pour les ados », de « super-ateliers visant à stimuler ta créativité » (« super » et tutoiement…). Les visites seront « accompagnées d’un rafraîchissement ».

Je retrouve dans ce feuilleton la gentillesse un peu niaise du vieux bulletin paroissial qu’on distribuait avant la messe. Ce que l’ancienne église n’était pas sûre de tenir quand elle promettait, autour de l’hostie, la vie éternelle, le musée lui, autour de la présence réelle des œuvres, assure offrir, à coups d’activités multiples, des consolations pour distraire d’un ennui qui n’est plus dominical mais désormais étendu à chaque instant de la vie des individus.

*

Je reste perplexe devant ces foules innombrables patientant aux entrées des musées, attendant des heures le privilège incertain de franchir le seuil de ces garde-meubles précieux.

Je ne peux m’empêcher de penser à la désertion, à la disgrâce, au dégoût que semblent provoquer ces autres lieux du savoir que sont les écoles, les collèges, les lycées, orgueil de la Troisième République, faits de pierre taillée, de brique rouge et de meulière, aujourd’hui à peine entretenus, dégradés et comme promis à l’abandon et, pis encore, dans les banlieues, construits à la hâte dans les années qui suivirent 68, ces casernes de béton et de fer des zones d’éducation prioritaire, parmi les anciens terrains vagues, où l’on voulait accueillir les enfants d’immigrés.



Ennui sans fin de ces musées. Absurdité de ces tableaux alignés, par époques ou par lieux, les uns contre les autres, que personne à peu près ne sait plus lire, dont on ne sait pas pour la plupart déchiffrer le sens, moins encore trouver en eux une réponse à la souffrance et à la mort. Morosité des sculptures qui n’offrent plus, comme autrefois, la statue d’un dieu ou d’un saint, la promesse d’une intercession. Dérision des formules et prétention des audaces esthétiques. Entrepôts des civilisations mortes. À quoi bon tant d’efforts, tant de science, tant d’ingéniosité pour les montrer ? Et puis désormais, la question, obsédante : pour qui et pour quoi ?

Les foules qui se pressent en ces lieux, faites de gens solitaires qu’aucune croyance commune, ni religieuse ni sociale ni politique, ne réunit plus guère, ont trouvé dans le culte de l’art leur dernière aventure collective. C’est pour cela qu’on les voit visiter l’un après l’autre les grands musées comme elles allaient autrefois au temple ou au Vel’ d’Hiv. Elles ne s’y déplacent qu’en groupes et s’y photographient réciproquement comme pour étouffer, par l’uniformité de leur comportement et l’identité de leurs réactions, le soupçon qui les effleure parfois que, là non plus, il n’y a rien à attendre.

Quel espoir dans tous ces cheminements ? Quel éclat au bout du pèlerinage qui nous le faisait entreprendre ? C’était une image le plus souvent féminine, la Vierge consolatrice ou la Vierge des douleurs, la Vierge de Lourdes ou de Guadalupe, comme il y avait eu Athéna et Perséphone, quand le voyage devenait un retour au sein maternel.

Mais peut-être aussi était-ce une image plus complexe, plus difficile à saisir, plus difficile à implorer, une ville, une Jérusalem, ou encore, plus simplement, Saint-Jacques-de-Compostelle, ou bien, longtemps, longtemps avant, Delphes ou les sanctuaires de la Magna Grecia… Périple initiatique, retour à une nouvelle Cité céleste, où le voyage comptait plus que le terme et le cheminement plus que le bout du chemin.



Le pèlerin moderne, le gyrovague artistique, l’automate ambulatoire, qui itinère du Louvre jusqu’à Metz, de Londres à Bilbao et de Venise au MoMA, celui qu’incarnaient jadis, au mieux, Ruskin ou Byron, ou bien à présent, les passagers des tour operators, que cherche-t-il ? Quel salut de la contemplation d’œuvres qui seraient, à elles seules, la récompense de ces migrations ? Rien de certain, une incompréhension, une déception plus forte, avec, au bout, la tentation, de moins en moins réprimée, du sarcasme et même, à l’occasion, d’un certain vandalisme et, parfois, du vol.

Plus les gens sont seuls, plus ils vont au musée, comme autrefois les vieilles gens, devenus veufs, continuaient de se rendre à l’église. Et les plus jeunes y vont pour vérifier qu’ils voient, jetant un œil sur les tableaux, ce que voient tous les autres, et qu’ils partagent tout ce qu’on voit à la télévision ou dans les magazines. On croit découvrir là, dans la chaleur et dans le bruit de la foule, ce qu’offrait autrefois la communauté d’une foi ou d’un Parti. On y découvre un désarroi commun, une solitude augmentée, quand la croyance a disparu.



Ainsi des religions quand elles se mouraient, dont les pèlerinages n’étaient plus là que pour cacher le vide de leur liturgie et la pauvreté de leur consolation. La multiplication de ces brimborions de l’art contemporain qui envahissent à présent les châteaux de Versailles et les palais de Venise, est à la modernité finissante ce que l’imagerie sulpicienne fut au christianisme moribond.

*

Le musée semble offrir le parfait objet de cette croyance en une culture universelle, identique en tout lieu, prête à offrir le salut à tous et dans l’instant, et qui remplacerait la patiente instruction qui ne se donnait qu’à ceux qui respectaient la lenteur de ses règles et la diversité de ses multiples langues.

À l’inverse des mots, toujours soupçonnés d’imposer un ordre et de réclamer un sens, l’œuvre d’art, plutôt qu’un savoir à acquérir, posséderait le privilège, le pouvoir, la magie de se livrer sans peine, dans une profusion de significations possibles et contradictoires qui répond au goût contemporain d’abolir les distinctions, les hiérarchies et les frontières.

À quoi bon l’histoire, la géographie, à quoi bon la lecture ? À quoi bon tant d’efforts quand tout paraît, comme ici, livré sur le coup ? Le monde ancien était lent et discursif. Le monde moderne en une seconde prétend s’ouvrir aux yeux. Triomphe de la photo, de l’écran, de l’affiche, du schéma, du diagramme, du plan. Au mot qui était mémoire et mouvement, on substitue, impérieuse, immédiate, immobile, imposée, l’image. Là où il y a un tableau, il n’y aurait plus besoin de mots. Ce qui est vu efface ce qui est lu, pire encore, se fait passer pour ce qui est su. Le tableau dresse un écran que l’on voudrait protecteur entre le monde et soi.



À l’école, c’était pour nous distraire de la fatigue d’avoir bien travaillé, qu’on nous offrait, non des « bons points » mais, chose étonnante en cet après-guerre, des images. C’étaient des images colorées sorties sans doute des tablettes de chocolat qui commençaient de réapparaître. On s’enchantait des scènes de chasse en Afrique ou des exploits du roi Saint Louis pendant la croisade. L’image était le repos des yeux après la fatigue de la lecture, et elle fondait dans le regard en même temps que le chocolat dans la bouche.

Sans doute l’image peut être une bénédiction. Elle sera la permission d’échapper au devoir de réfléchir, chose souvent grise et triste, et la promesse de paresser dans des paysages ensoleillés, pareille à cette hypnose qui vous entraîne dans la bienheureuse inconscience du sommeil.

*

La nécessité d’apprendre par le langage, toujours peu ou prou oraculaire de nature, a cédé la place à la satisfaction oculaire d’œuvres que, sans trop questionner, on a déclaré « d’art ». La patiente imprégnation de la lecture, l’apprentissage de la raison, qui relèvent d’un processus liquide, fluide ou capillaire, n’existent plus face à l’attrait du spectaculaire, phénomène atmosphérique, ouranien, qui satisfait le besoin d’être commotionné.

Voir un tableau serait toucher une prise électrique. À la lente pénétration des mots succède l’intensité de la secousse. C’est comme ça que je comprends la recommandation de ne pas s’approcher des œuvres. On en serait foudroyé. Mais je ne crois pas à la grâce fulminante.



Quant aux sculptures, déjà plus encombrantes et plus embarrassantes dans leur volumétrie, à quoi peuvent-elles bien servir, une fois détachées des temples, des églises et des palais pour être remisées dans un musée, sinon devenir des accessoires de plateau pour photographes débutants ? Le visiteur facétieux enlacera le cou des Vénus, chatouillera le nez des héros, fera des cornes aux dieux égyptiens, et mitraillera avec son portable les différents moments de ces simagrées.

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Le crâne rasé, les bras tatoués de l’épaule au poignet, un anneau passé aux oreilles, vêtu d’un short court laissant dépasser la couture du slip et d’un marcel découvrant une poitrine poilue et sentant la sueur, cet homme, la bedaine en avant, attend, avec un millier d’autres, de pénétrer dans les galeries du Louvre. Il semble descendu des planches d’un atlas criminologique du xixe siècle. Par quel détour a-t-il fini, comme si le siècle écoulé n’avait servi à rien, par se glisser parmi les néophytes ?

*

La culture avait pour ambition, dans une société laïque et républicaine, de se substituer aux cultes anciens et d’abolir leur superstition.

Mais, au nom de la démocratisation de l’art, pouvoir regarder Léonard, le Titien, Rembrandt, Vélasquez ou Vermeer supposerait donc moins de tenue que jadis de pénétrer dans un lieu de culte pour prier les saints ? Ou bien ce qu’on appelle « culture » ne serait-il décidément qu’une distraction, comme aller au cinéma voir Ben Hur ?

À l’entrée des mosquées, au Caire comme à Jérusalem, touristes et pèlerins sont invités à porter une tenue qui les voile. Aux femmes découvertes, on imposera une abaya, aux hommes une djellaba. L’Occident a longtemps voulu faire de la culture une valeur transcendante comme celle que l’on donnait au culte. Le silence et la tenue étaient requis, au musée comme aux écoles, avant d’aller écouter un cours ou admirer la Joconde ou les Pèlerins d’Emmaüs. Mais aujourd’hui il semble que le sans-culottisme campe au cœur des sanctuaires dont il avait obtenu, en 1793, la garde, non sans avoir au préalable tenté d’en détruire les trésors.



Pour Michel Leiris et les surréalistes, le musée gardait au moins, dans les années vingt, le charme des déserts cirés et des lieux interdits. Il était à leurs yeux l’endroit secret des plaisirs solitaires ; on s’y rendait seul, comme Giacometti au Sphinx.

Il est aujourd’hui devenu une maison d’abattage où l’on se rend en troupe, en rang deux par deux, comme, pendant la guerre, les soldats qui défilaient au Panier fleuri. À défaut de la vareuse, on portera le marcel et le jean.

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Les Pyramides, dont le nom viendrait d’un vieux mot grec qui désignait le froment et le miel, le blé et le suc, servaient de tombeaux aux rois et de lieux de sacrifice aux dieux. Notre culte des musées ressemble au culte égyptien des morts. Mais ce qui était chez eux angoisse métaphysique que conjurait la momie des images humaines est devenu chez nous angoisse historique à laquelle nous répondons par la momification de la culture et de ses produits. Là aussi on parcourt d’infinis couloirs, plongés dans la pénombre, protégés du jour, on regarde des tombeaux scellés, des visages inconnus et des cartouches indéchiffrables. La mise sous vitrine et les éclairages savants ont pris la place des anciens procédés d’embaumement.

La pyramide du musée du Louvre, construite au xxe siècle par l’architecte américain d’origine chinoise Ieoh Ming Pei, faite de métal et de verre, n’est guère qu’une machinerie ingénieuse destinée à distribuer les flots sans arrêt grandissants des curieux, comme tourne à Louxor la noria infinie des bus.

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Cohue des musées, queues interminables. Cette force d’attraction croissante des œuvres d’art est un symptôme remarquable de notre temps. Elle témoigne à la fois d’une perte de la puissance créatrice – la référence au passé devient plus importante que l’élan –, mais aussi d’une soif inapaisable de voir ce qu’on n’a encore jamais vu et qu’on ne verra sans doute plus. S’y mêlent une révérence craintive envers des chefs-d’œuvre que l’on devine obscurément ne plus pouvoir se reproduire, attachés qu’ils étaient à des organisations de la société qui ne reviendront pas, et une curiosité devant des phénomènes incompréhensibles tant ils témoignent de formes de vie décidément inimaginables.

Des curieux plus que des amateurs, le Petit Trianon, la reine et ses moutons, la Joconde et son sourire, le cardinal La Balue et sa cage, le radeau de la Méduse… Ceux qui, autrefois, place de Grève, allaient se masser devant l’éclat supposé des supplices, vont aujourd’hui se presser devant l’éclat d’œuvres dont ils ne savent guère en général le sens ni la finalité. La fascination de l’horreur et celle de la beauté se recoupent, dans une commune ignorance de leur cause.

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Je tombe ce jour sur des lignes écrites au début des années soixante-dix par cet érudit libertin que fut Georges-Henri Rivière, le créateur du musée, aujourd’hui disparu, des Arts et Traditions populaires : « Le succès d’un musée ne se mesure pas au nombre de visiteurs qu’il reçoit, mais au nombre de visiteurs auxquels il a enseigné quelque chose. Il ne se mesure pas au nombre d’objets qu’il montre mais au nombre d’objets qui ont pu être perçus par les visiteurs dans leur environnement humain. Il ne se mesure pas à son étendue mais à la quantité d’espace que le public aura pu raisonnablement parcourir pour en tirer un véritable profit. C’est cela le musée. Sinon, ce n’est qu’une espèce d’“abattoir culturel”. »

V

Le temps du dégoût

« Vous tous qui souffrez comme moi du grand dégoût, vous pour qui le Dieu ancien est mort et qui n’avez pas encore de nouveau Dieu… »

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Ce qui remplit ces nouveaux espaces urbains d’où la mémoire en France a disparu, ce sont souvent les décharges. Quand les déchets ne sont plus maîtrisés, ils débordent. Leur enlèvement se fait une fois, puis deux fois, puis maintenant trois fois par jour, dans un ronflement de puissants moteurs de chars qui font trembler les murs. Les décharges débordent pourtant, et faute de tout pouvoir brûler, on les multiplie.

Quand on ne peut plus les contenir, elles se déversent dans les musées et l’on en dispose quelques-unes dans les salles, sous la direction d’un artiste, pour les baptiser « œuvres d’art ».

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Les écomusées avaient échoué dans leur rêve, en 1972, d’utiliser le musée à des fins mémorielles et éducatives. Le musée ne serait plus un lieu de mémoire ni un creuset communautaire. Comme en Amérique, il était destiné à devenir un magasin des merveilles, où accumuler, aux yeux des curieux, des objets lointains, étranges et précieux.

Il y a une dizaine d’années cependant, en France, déçu d’avoir été rendu à ses fonctions traditionnelles, déçu aussi de n’être pas devenu un forum d’échanges transculturels, le musée qui étouffait en ses murs se trouva un nouveau « débouché », comme on dit.

Il envisagea timidement, puis avec de plus en plus d’assurance, de devenir un lieu de lancement pour l’art contemporain – à entendre par « art contemporain » non pas comme on le croirait l’ensemble de l’art qui se fait aujourd’hui mais seulement une catégorie singulière, comme on parle d’« art des fous » ou d’« art des enfants », définie par une petite société autoproclamée de spécialistes. À défaut de s’ouvrir à l’espace, il prétendit s’ouvrir sur le futur[1].

Les institutions muséales les plus prestigieuses, le Louvre et Versailles en premier lieu, devaient devenir des galeries où montrer la création « vivante ». Dans un élan conjoint, ces lieux de mémoire qui avaient fini par perdre leur sens en oubliant leurs origines, tentèrent de suivre une cure de rajeunissement en imposant, contre tout bon sens, l’idée que les créations les plus audacieuses, les plus choquantes, les plus immondes, les plus idiotes souvent de l’art d’aujourd’hui s’inscrivaient, sous la griffe distinctive d’« art contemporain », dans l’histoire des chefs-d’œuvre d’autrefois. À défaut de pouvoir continuer sa propre histoire, qui était, on l’a vu, forclose, le musée devint ainsi l’agent, le promoteur, l’imprésario d’une histoire fabriquée.

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La ciccia, en italien, c’est la graisse, les ciccioli, ce sont ces petits bouts de lard grillés qu’on mange à Bologne, un cicciolino, c’est le diminutif affectueux qu’on adresse à un enfant un peu rond, genre « ma petite boule ». La Cicciolina, c’est le surnom donné à une jeune fille rose et fondante mais qui désignait peut-être plus précisément une partie de son anatomie qu’elle exposait sans gêne et qu’en latin, vu son apparence, on appelait souvent « le petit cochon ». La Cicciolina fit la fortune de l’homme avec qui elle s’affichait alors, dans les années quatre-vingts, un certain Jeff Koons, dadaïste attardé, qui se plaisait à façonner de petits cochons roses en porcelaine. La Cicciolina fut élue député au Parlement de Rome puis, devenue mère, coule aujourd’hui, retirée du monde, des jours de mamma comblée.

Jeff Koons est entre-temps devenu l’un des artistes les plus chers du monde. La mutation s’est faite à l’occasion des transformations d’un marché d’art qui, autrefois réglé par un jeu subtil de connaisseurs, directeurs de galeries d’une part et connaisseurs de l’autre, est de nos jours un mécanisme de haute spéculation financière entre deux ou trois maisons de vente et un petit public de nouveaux riches. Jeff Koons s’affiche aujourd’hui non plus échevelé comme les artistes romantiques, moins encore nu et ensanglanté comme les avant-gardistes des années soixante-dix, mais comme un trader de la City, attaché-case à la main et rasé de frais, adapté à son nouveau public et totalement fondu en lui comme un homo mimeticus.

Sa dernière apparition publique a eu lieu au centre Pompidou, en juillet 2010. Il y présentait une voiture, transformée par ses soins, non pas une « Batmobile », mais une sorte de « Koonsmobile », une BMW peinturlurée, sous les regards des responsables de la Communication qui se félicitaient de cet événement « exclusif », pareil au lancement d’une marque, entre petits-fours, champagne et propos oiseux. Le nom de Picasso il est vrai, peu d’années auparavant, en devenant la griffe d’une auto, avait montré la voie.



La consécration, cependant, était venue par Versailles. On l’y exposa, on l’y célébra, on l’y décora, demain peut-être on l’y vendrait. Jeu spéculatif à l’accoutumée : des galeries et des intérêts privés financent une opération dont une institution publique comme Versailles semble garantir le sérieux, on gage des émissions éphémères et à haut risque sur une encaisse-or qui s’appelle le patrimoine national.

*

Laissons cela. Koons à Versailles ou à Beaubourg n’est que l’exemple d’une longue série de phénomènes semblables : pas une exposition de Courbet sans qu’on vous inflige les photos d’un pubis pour vous rappeler que les dames autrefois n’étaient pas rasées. Pas moyen de visiter, naguère, une exposition au musée d’Orsay sans se voir imposer l’œuvre d’un minimaliste pour vous convaincre que Böcklin ou Cézanne n’avaient jamais fait que l’annoncer. Pas moyen de méditer devant un retable du xve siècle sans s’écorcher le visage aux cornes d’un dragon de fête foraine imaginé par un Jan Fabre. Le Louvre a cédé son nom. Encore fallait-il qu’il fît la preuve que ce nom, comme Bulgari ou Prada, était devenu la griffe des produits de la plus haute modernité…

Jeff Koons n’est que le terme d’une longue histoire de l’esthétique moderniste qu’on appelle aujourd’hui le décalé. L’usage du mot « décalé » dans la langue de la publicité est apparu il y a sept ou huit ans. Rien d’intéressant qui ne soit « décalé ». Une exposition se doit d’être « décalée », une œuvre, un livre, un propos seront d’autant plus goûtés qu’ils seront « décalés ».

Décaler veut dire ôter les cales ; on décale un meuble, et il tombe, on décale une machine fixée sur son arbre, et elle devient une machine folle, on décale un bateau, et vogue la galère… Une nef des fous, en effet.



Lautréamont, sa machine à coudre et son parapluie sur une table de dissection, Duchamp et les moustaches à la Joconde… Mais Duchamp n’y voyait déjà guère plus qu’une plaisanterie. Vinrent les surréalistes et leur sérieux de pions. Collages, mots en liberté, liaisons libres, écrits automatiques, apparentements choquants…

Le monde à l’envers donc. L’âne qui charge le maître de son fardeau et qui le bat, le professeur traduit en justice pour avoir giflé l’élève qui l’insultait, le bœuf découpant son boucher au couteau, les objets de Koons déclarés « baroques » appendus dans les galeries royales. Fin d’un monde.

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Le grand défaut de la peinture, de la sculpture, c’est qu’elles ne sont pas drôles. « Belle… comme un rêve de pierre » : la beauté du marbre est impossible à dérider. L’art plastique avait pour cette raison même échappé jusque-là à la culture festive dans laquelle notre civilisation croit connaître son accomplissement.



Des graffitis romains aux portraits charges de Léonard, de Bruegel, de Jacques Callot, de Daumier, d’Ensor… La peinture a été familière de la caricature, du grotesque, du monstrueux. Mais ces outrances ont peu à voir avec l’éclat de rire dont la littérature, de siècle en siècle, nous abreuve, du théâtre de Plaute aux récits de Swift ou de Günter Grass. Même Proust fait sourire : « Vous en avez un gros pétard ! » lance Jupien au baron de Charlus. Ces éclats sont de trop pour cet art immobile et muet qu’est la peinture.

Même un détail incongru, une femme accroupie occupée à ses besoins, des amoureux en train de s’accoupler à côté de deux chiens qui copulent, un travers physique, les aveugles précipités dans un fossé, la grimace d’un gueux sous la poigne d’un arracheur de dents, ne nous font pas rire. Car la peinture ou le dessin n’ont pas cessé d’être là sous nos yeux et leur immobilité nous aura invités à bloquer le sourire machinal qui nous venait aux lèvres. Jusque dans les bamboches, le comique est étranger à l’art.

Il y a des déviants bien sûr, des provocateurs. Ils se reconnaissent par dessus les époques et se donnent parfois la réplique, comme Jean-Jacques Lequeu et Marcel Duchamp, les deux Rouennais. Mais jeux de mots, allusions, tour à tour savantes et grivoises, outre qu’on ne les comprend guère à moins d’être initié – et l’essence du rire est d’être partagé –, enlèvent le plaisir de voir. Et même, ils emplissent de tristesse parce qu’ils font réfléchir.



La peinture donc ne fait pas rire, contrairement au théâtre. Et, contrairement à la musique, elle ne fait pas pleurer non plus. Elle joue au mieux dans la pudeur, la réserve, le non-dit. Enfin, jadis…



Puis sont apparus Versailles et Jeff Koons, le Louvre et ses bouffons. Sont apparues aussi les bandes dessinées appliquées au grand art. La Joconde demeure la cible de ces crayonneries qui griment le visage de Monna Lisa en tête de mort, en icône du septième art, en vieille dame tenant un chien sur ses genoux… Les musées se sont inventé une spécialité de ces échanges entre lowculture et high culture. Plaisir de l’avilissement, reflet de ce que Proust eût appelé le snobisme de la canaille, propre aux élites en déclin et aux époques en décadence.



Tout cela, sous le vernis festif, a un petit côté, comme à peu près tout désormais en France, frivole et funèbre, dérisoire et sarcastique, goguenard et mortifiant. Sous le kitsch des petits cochons roses de Jeff Koons, la morsure de la mort. Sous la praline, le poison.

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L’œuvre d’art, quand elle est l’objet d’une telle manipulation financière et brille d’un or plaqué dans les salons du Roi-Soleil, a plus que jamais partie liée avec les fonctions inférieures, illustrant les significations symboliques que Freud leur prêtait. On rêve à ce que Saint-Simon, dans sa verdeur, aurait pu écrire de ces laissées de marcassins déposées à Versailles. Elles lui eussent rappelé peut-être la mauvaise plaisanterie du Chevalier de Coislin : « Je suis monté dans la chambre où vous avez couché, j’y ai poussé une grosse selle tout au beau milieu sur le plancher[2]… »

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J’ai autrefois tenté de relier entre eux les multiples aspects, dans une époque qu’on appelle désormais « post-human », d’une « esthétique du stercoraire » : « Le temps du dégoût a remplacé l’âge du goût. Exhibition du corps, désacralisation, rabaissement de ses fonctions et de ses apparences, morphings et déformations, mutilations et automutilations, fascination pour le sang et les humeurs corporelles, et jusqu’aux excréments, coprophilie et coprophagie : de Lucio Fontana à Louise Bourgeois, d’Orlan à Serrano, de Otto Muehl à David Nebreda, l’art s’est engagé dans une cérémonie étrange où le sordide et l’abjection écrivent un chapitre inattendu de l’histoire des sens. Mundus immundus est[3] ? »

Il y a une dizaine d’années, à New York, une exposition s’était intitulée Abject Art – Repulsion and Desires[4]. On franchissait là un pas de plus dans l’immonde, dans ce qui n’appartient pas à notre monde. On n’était plus dans le subjectus du sujet classique, on entrait dans l’abjectus de l’individu post-humain.

C’était beaucoup plus que la « table rase » de l’Avant-garde qui prétendait desservir l’apparat dressé pour le festin des siècles. L’art de l’abjection nous entraîne dans l’épisode suivant, dans le post-prandial : ce que le corps laisse échapper de soi quand on a digéré. C’est tout ce qui se réfère à l’abaissement, à l’excrétion.

On se demande si un tel art peut avoir droit de cité. Et comment obtenir, non seulement l’accord des pouvoirs publics, mais leur appui financier et moral puisque c’est un art qui se voit dans toutes les grandes manifestations, à Versailles comme à Venise ?

Pourquoi est-il devenu commun chez les artistes de ce début du siècle d’user dans leur œuvre de matériaux comme les cheveux, les poils, les rognures d’ongles, les sécrétions, le sang, les humeurs, la salive, le pus, l’urine, le sperme, les excréments… ? Robert Gober utilise la cire d’abeille et les poils humains, Andrés Serrano, le sang et le sperme, Mark Quinn façonne son buste avec son propre sang congelé, Wim Delevoye fabrique une pompe à merde qu’il baptise Cloaca… Pour demeurer en France, Gasiorowski n’usait plus dans son art que de ses propres fèces, dont il transformait la partie liquide en un jus brun qui lui servait à peindre et la partie solide en petites galettes de bouse qu’il accumulait dans son atelier. Gina Pane, à la fin des années soixante-dix, gravissait pieds nus une échelle dont les barreaux étaient composés d’épées aiguisées, ou encore se laissait recouvrir le visage du contenu d’un seau rempli d’asticots. Fascination du corps et de l’intérieur du corps : Mona Hatoum plonge dans les intestins, dans les rectums et en tire des vidéos, montrées dans des musées, qui ne sont autres que des endoscopies que l’on pourrait voir dans n’importe quel hôpital. Ces endoscopies n’ont aucune valeur scientifique. Mais ont-elles une valeur artistique ? Orlan soumet son visage à une chirurgie mutilante…



Le plus spectaculaire de tous ces artistes est sans doute l’Américain Paul McCarthy dont les « performances », dans la lignée d’Allan Kaprow et de Wolf Vostell, ont pour objet une gigantesque mockery de l’art moderne, en particulier de l’expressionnisme abstrait dont il mime la gestualité et le goût pour la peinture directement sortie du tube. Vêtu seulement d’une chemise d’hôpital, affublé d’un groin de cochon et de mains de caoutchouc géantes au bout des bras, il presse, dans l’action intitulée YouTube, un tube géant sur lequel est inscrit le mot SHIT, et imprime sur le mur des giclées brunes qui ne laissent rien ignorer de leur nature, sinon que la vidéo de l’action ne peut transmettre leur odeur. Une autre vidéo, intitulée Painter, dans le goût du gore américain, montre l’artiste nu découpé à la hache par ses deux modèles, nues elles aussi.

On est bien sûr dans le registre du burlesque ou du grotesque, mais la performance se prévaut d’une morale : de ce qui a fait pendant des siècles l’orgueil de l’esprit humain, la gloire du génie, les ardents sanglots et autres martyres de la création, voici, en notre époque, le résidu ultime, le tout dernier reste de la combustion, celui que Goethe dans son Faust nomme l’Erdenrest, le petit bout de terre brune qui choit de l’homme, une fois achevée la comédie.



On serait tenté au contraire, pour comprendre ces choses, de s’appuyer sur l’autorité de l’histoire de l’art, et établir par exemple une anthropologie de la merde en art qui justifierait, en quelque sorte, la présence devenue obsessionnelle de ce matériau. Elle pourrait commencer par Salvador Dalí en 1929, avec ses tableaux à la gloire des fèces… On dit aussi que Picasso à qui on avait demandé : « Maître, si vous étiez en prison et que vous n’ayez rien pour peindre, que feriez-vous ? » aurait magnifiquement répondu : « Je peindrais avec ma merde. » Mais on demeurait ici dans un domaine qui était celui de la sublimation : l’or de l’excrément.

Avec Piero Manzoni dans les années cinquante, c’est directement la merda d’artista, en petites boîtes de conserve, tirées à soixante-dix exemplaires, que l’on proposait aux amateurs.

*

Quel sens cela a-t-il ? Et, surtout, pourquoi cela réjouit-il tellement les pouvoirs publics de montrer et subventionner ces entreprises dites « artistiques » ?

Pourquoi le socius a-t-il besoin de faire appel à ce ressort (dit) esthétique quand son ordre n’est plus assumé ni dans l’ordre du religieux ni dans l’ordre du politique ? Est-ce le désordre scatologique, qui s’étale et qui colle, qui peut nous assurer de cette cohésion qui lui manque ?

Je serais tenté de citer Giulio Agamben et en particulier son Homo sacer – l’homme sacré et la notion du sacer dans l’Antiquité romaine, le statut particulier et ambivalent de l’homo sacer – et de revenir à la vieille distinction d’Aristote entre zoe et bios. Bios, la vie intelligente, la vie des êtres logiques, et zoe, la vie primitive, la vie animale, la vie bestiale. Ne vivrions-nous pas actuellement une régression vertigineuse du bios à la zoe ? N’y aurait-il pas là quelque chose qui ressemblerait au sacer tel que le monde antique l’envisage, fascination et répulsion mêlées, tabou et impunité à la fois ? Ce sacer, dans les années trente, des gens comme Leiris, Caillois et Georges Bataille l’ont institué en assise de leur esthétique, une littérature mais aussi un art fondé sur le sacrilège, une esthétique du dégoût, de la volupté de l’immonde. Chez Sartre, à la même époque, La Nausée instaurait une littérature du visqueux, du gluant, de ce qui coule, de ce qui n’a pas de forme…

Mais cela se passait sur un fond de religion : c’est parce qu’il y a du religieux qu’il y a sacrilège. Bataille ne serait pas Bataille sans ce côté défroqué de mystique en chômage qu’il a si superbement assumé. Aujourd’hui, c’est de tout autre chose qu’il est question, sans transcendance aucune.

Quand on pense à ces humeurs, à ces restes du corps, on pense pourtant, inévitablement, à la relique. La relique, c’est ce qui reste : les cheveux, les poils, les ongles, les dents, les os, tout ce qui survit à la pourriture du corps. On appelle « phanères » toute la production épidermique apparente : poils, cheveux, plumes, écailles, griffes, ongles, dents, c’est ce que le corps manifeste, c’est ce qui est visible du corps. C’est aussi ce qu’autrefois Jérôme Bosch ou Grünewald peignaient pour signifier la présence du Malin, des écailles, des griffes, des dents, tout ce qui est le signe apparent de sa bestialité.

On appelle relique dans l’acception religieuse les restes corporels des saints et, secondairement, tous les objets qui ont un rapport direct avec la vie d’un dieu ou des saints. Le culte des reliques participe d’une théologie de l’incarnation et de la résurrection des corps. L’anthropologie de la relique est une anthropologie de la visibilité des yeux de la chair autant que des yeux de l’esprit.

À quoi bon croire aux reliques si on ne croit pas que Dieu a un corps divin imputrescible et si on ne croit pas que le corps humain va ressusciter lui-même, puisque chacun de ses cheveux lui a été compté… ?

C’est sur cette ambiguïté de la relique, maléfique ou bénéfique, et sur sa hiérarchie entre les humeurs du corps, des plus viles aux plus nobles, que jouent les artistes dont j’ai tracé, à grands traits, une petite liste. Ils usent des excréments pour en faire des œuvres d’art dont on ne sait jamais si la nature est faste ou néfaste.

Freud, dès 1912 – c’est une vision sombre mais prémonitoire –, écrivait : « Concilier les revendications de nos pulsions sexuelles avec les exigences de la civilisation est chose tout à fait impossible […] le renoncement, la souffrance, ainsi que, dans un avenir très lointain, la menace de voir s’éteindre le genre humain par suite du développement de la civilisation, ne peuvent être évités[5]. »

Le fait est que ces manifestations marquent un retour à ce qu’il y a de plus archaïque, de plus obscur en nous. C’est la nausée qui nous rendrait lucides. Dans l’art actuel, ce n’est pas d’un certain goût que nous ferions l’apprentissage, mais de l’abandon au contraire du dégoût inculqué dans l’enfance quand les parents tentaient de nous faire comprendre que la maîtrise des sphincters était importante. On reviendrait ainsi à la position du primate qu’évoque aussi Freud : quand on rabaisse vers le sol un organe olfactif pour le rendre à nouveau voisin des organes génitaux, alors que tout l’effort de l’homme a été d’adopter la station debout pour s’en éloigner et s’en épargner les odeurs.

Cela laisserait penser que ces phénomènes de l’art actuel illustrent parfaitement ce que Marcel Gauchet appelle « l’individu total », c’est-à-dire celui qui considère n’avoir aucun devoir vis-à-vis de la société, mais tous les droits d’un « artiste », aussi « total », « totalitaire », que l’État l’a été naguère, à travers qui transparaît le fantasme de l’enfant qui croit posséder toute la puissance du monde, et qui impose aux autres les excréments dont il jouit.

*

Les hautes œuvres réclamaient jadis la sanction d’un Dieu, on est entré dans les basses œuvres, la vidange des fonctions naturelles. Ce sont là des divertissements, non plus de créateurs romantiques mais de « créatifs » contemporains, des « communicants », des photographes, des parasites, de ceux « pissant, disait Mathurin Régnier, aux bénitiers afin qu’on parle d’eux ». Je pisse donc je pense. Incontinence du « moi ». Prostate des civilisations fatiguées. Débâcle.

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À ce dîner de galeristes, de journalistes et de demi-mondains, la maîtresse de maison, évoquant la dispersion de la fameuse collection d’YSL qui occupe depuis trois semaines les journaux, monte le ton et lance à ses invités d’une voix soudain passionnée : « Tout le Golgotha de la finance et des marchands d’art sera là… »

La confusion entre le crâne d’Adam et l’Almanach des puissants – édition 2009 – a été si spontanée qu’elle trahit une vérité : c’est bien le spectacle du sang, de l’agonie, de la souffrance et de l’excrémentiel, qui font désormais l’attrait principal du Gotha de nos derniers salons. Néanmoins, cette fois, pas de salut pour le genre humain à en attendre… On avait connu l’artiste maudit, l’artiste martyr, le saint républicain, Van Gogh, Cézanne, Gauguin, Soutine, les oreilles coupées, le sang versé, les suicidés de la société, l’art comme religion, comme rédemption, comme rachat, mais jamais encore on n’avait osé, fût-ce d’un mot étourdi, évoquer une Passion de l’art dans laquelle le crâne du lieu du Supplice sert de pierre de fondation à l’édifice du marché de l’art contemporain.

1-

Je me permets de renvoyer le lecteur à mon Paradoxe sur le conservateur, Paris, L’Échoppe, 1988.

2-

Saint-Simon, Mémoires (1691-1701), Paris, La Pléiade, 1983, p. 596. Une dizaine d’années avant Jeff Koons, l’artiste britannique Franz West avait fondu en bronze et traité à grande échelle des étrons humains, dans le but de les disposer au milieu des greens londoniens.

3-

Jean Clair, De Immundo, Paris, Galilée, 2004, p. 60 et suivantes.

4-

Whitney Museum of American Art, New York, 1993.

5-

Sigmund Freud, Sur le plus général des rabaissements amoureux, 1912.

VI

L’action et l’amok

« Au commencement était le Verbe ! […] J’hésite […] Au commencement était l’Action. »

Goethe, Faust

Je parle d’art, de « beaux-arts », d’art plastique, d’art visuel, de ce que je connais le mieux. La situation de la musique, de la danse, du cinéma est différente.

En peinture, en sculpture, s’il n’existe plus d’« art sacré » mais tout au plus, dans la lignée de Dada et du surréalisme, une pratique lancinante de propos sacrilèges, il existe encore une musique sacrée : de jeunes compositeurs écrivent des messes, des requiem, des opéras métaphysiques. La danse non plus n’a jamais peut-être été aussi belle, fascinante, aérienne : cette qualité tient d’une perfection physique que peu d’époques auront connue à ce point, depuis la Grèce : corps élégants, musclés, déliés, façonnés par le sport, le régime, l’entraînement. Rien n’est plus beau que certains ballets modernes. On pourrait continuer : le chant lyrique, si l’on se fie aux vieux enregistrements, semble plus ample aujourd’hui qu’il était jadis, comme si la voix s’était améliorée, renforcée, raffinée. La voix et le corps n’auront jamais été aussi beaux.

On en devine la raison : il y a dans ces disciplines – le mot reprend son sens – un métier, une maîtrise du corps longuement apprise, une technique singulière, année après année enseignée et transmise. Or il n’y a plus ni métier ni maîtrise en arts plastiques. Il ne peut y avoir de master class en peinture, parce qu’il n’y a plus de maître. Un peintre autrefois était aidé de ses élèves, ses apprentis, ses petites mains qui préparaient les pigments et les supports, qui achevaient, parfois copiaient ses tableaux. Mais que peut-on « enseigner » aujourd’hui dans une école des beaux-arts, qui n’a plus rien à transmettre, sinon les ficelles, non plus le savoir-faire d’un métier, mais le savoir-vendre d’un marché ? Au mieux un vouloir-faire, et l’enseignant s’échauffera devant ses étudiants comme la mère devant son enfant qui voudrait bien marcher : « Exprimez-vous, lâchez-vous… Allez-y… » Mais lâcher quoi et aller où ?



Il y a une raison à cette différence de destin : les arts du corps et de la voix, où la perfection physique éclate aux yeux ou à l’oreille, sont des arts de la réalisation, des performing arts. Ils créent des événements là où ils se produisent ; une sorte de circulation verticale, pour quelques instants établie entre le lieu et le moment, emportant dans son élan le spectateur ou l’auditeur. La présence d’un sacré que Walter Benjamin voyait s’évanouir dans l’œuvre d’art reproductible semble réapparaître dans ces arts de la présence physique d’un corps qui se produit et qui se reproduit, chaque fois, avec une intensité neuve. Quelques représentations d’opéra peuvent donner la sensation exaltante d’assister à un événement dont la perfection a été unique.

Nostalgique de cette présence hic et nunc, l’art contemporain a voulu se transformer lui-même en événement, des drippings de Pollock aux happenings, des happenings aux « performances », des performances aux « actions », aux « événements » et aux « environnements », œuvres éphémères, œuvres autodestructrices, installations temporaires… Tout plutôt que faire œuvre.

Cette échappée rappelle la gesticulation d’un homme qui se noie en multipliant des gestes de plus en plus désordonnés. « L’art contemporain », c’est le récit d’un naufrage et d’une disparition.

*

C’est en 1972, quatre ans après 1968, que Harald Szeemann, à la Documenta de Cassel, proposait une exposition qui s’appellerait Quand les attitudes deviennent formes. Elle marqua le début d’une époque où le corps de l’homme prétendit se substituer à ses œuvres.

Par « attitudes », il fallait entendre les positions morales, la Weltanschauung, l’idéologie nécessairement libertaire et éclairée du nouveau mage que l’artiste contemporain est devenu dans la société contemporaine. Mais cette vision du monde ne se communiquerait plus par les œuvres, elle se manifesterait, immédiatement, par la présence même de l’artiste dans sa réalité physique, par ses « attitudes » corporelles, comme un grand prêtre, comme un prophète ou comme un meneur politique, se produisant tout de go, et faisant de sa silhouette et de ses mouvements – parfois de ses paroles – un exemplum, inédit au public des expositions et des foires de l’art.

Szeemann avait été celui qui avait fait renaître dans une exposition commémorative, le Monte Verità, ce phalanstère d’hommes et de femmes, fondé vers 1900, au-dessus d’Ascona sur le lac Majeur qui, au nom de la Kleidreform, la réforme du vêtement, des régimes végétariens du docteur Kneipp, de l’enseignement anthroposophique de Rudolf Steiner, et d’un syncrétisme artificiel entre un anarchisme à la Bakounine et l’occultisme d’une Blavatsky, couraient nus, le matin dans la rosée, et adoraient le soleil. Il y avait parmi eux de vieux symbolistes et de jeunes abstraits, des expressionnistes et des dadaïstes comme Hans Arp et Hugo Ball, des réformateurs et des révolutionnaires, des mystiques et des terroristes, des partisans de la révolution sexuelle comme Otto Gross et des psychanalystes tournés vers la spiritualité comme C. G. Jung, et même des sectateurs proches du nazisme dans leur volonté de ressusciter des saturnales comme Fidus, non loin, qui y côtoyait Jawlensky ou Paul Klee. Tous partageaient un même idéal : régénérer l’homme à travers l’art et la culture du corps[1]. Non pas créer une œuvre, mais perpétuer la pureté biologique d’un organisme au sein du Grand Tout.



André Masson, dans un hommage à son ami Malraux, devait écrire, en écho au Faust de Goethe : « Dans un monde déserté par les dieux, il semblerait qu’il n’y ait place que pour l’action, pour l’action, sans motivation d’un but[2]. » C’est exact : en l’absence de Dieu, s’agitent les faux dieux des théosophes, des avant-gardes et du néo-paganisme nazi, et le rêve de régénération qui les accompagne devient vite un cauchemar dont on ne sort plus.

*

Parmi les artistes qu’exposa Szeemann, et qu’il inscrivait dans la postérité du phalanstère du Monte Verità, le plus ambigu fut nécessairement celui en qui s’incarnait le mieux la religion nouvelle : Joseph Beuys. Il fut par excellence l’artiste des deux décennies à venir, mélange de Sâr Péladan et de chaman New Age, s’exhibant dans des rituels dont on recueillait pieusement les traces les plus dérisoires, les mots sur des ardoises gardés comme des prophéties, les photos conservées comme autant de souvenirs des divers épisodes d’un chemin de croix, et faisant finalement accéder au rang de reliques sacrées de l’Artiste-Messie, des matériaux tirés des productions du corps humain, la graisse et le feutre, composé de cheveux et de poils – comme ce qu’on recueillait du corps des prisonniers, dans les camps de concentration, jadis [3].



C’est aussi en 1972 que Szeemann avait lancé les concepts assez flous de « mythologies personnelles » et de « musée des obsessions » : des artistes comme Beuys, mais aussi comme Warhol dans sa Factory, Jean-Pierre Reynaud dans ses « psycho-objets » ou Boltanski dans ses accumulations maniaques d’artefacts enfantins, par leur comportement singulier mais apparemment cohérent, leurs actions, leurs oracles, leur élection d’objets singuliers offerts comme instruments d’un culte dont ils étaient les célébrants, devenaient les figures solitaires et charismatiques d’une sorte de mythos de la modernité, comparable aux univers mythologiques des dieux antiques.

En lui le vieil ego des romantiques, enraciné dans le logos de l’Histoire, s’était fondu. Mais ce fut pour renaître, plus démesuré, plus infantile, plus « totalitaire » encore. Dans la déroute des idéologies politiques et sociales qui commença dans les années soixante-dix et dans l’effacement de l’Histoire, le concept flou de « mythologie personnelle » appliqué à l’artiste permit la naissance d’une mystagogie qui prétendait établir les lois nouvelles d’un Art devenu une gnose.

La seule apparition de l’artiste-Dieu, Saint, Sacré ou Héros, suffisait aux fidèles. Ce qui tombait de ses mains ne serait plus des œuvres, mais des reliques.

*

Les actionnistes, dont le groupe fut fondé à Vienne en 1963, tiraient leur nom du terme Aktionen par lequel ils désignaient leurs interventions dans la vie ordinaire de la société autrichienne de l’époque, qu’ils jugeaient trop « bourgeoise », et à laquelle ils entendaient apporter la libération.



Or le terme Aktion – Victor Klemperer le rappelle dans son étude sur la langue du Troisième Reich[4] – avait été repris en un sens précis par Goebbels dans les années trente pour désigner précisément des « actions », lancées dans les rues, et dans un certain but… Moins de quinze ans après la fin de la guerre, on réutilisait, au nom de l’avant-garde et de l’imprescriptible liberté du génie, un terme, celui d’Aktion, qu’avaient illustré les Sections d’assaut.



Le groupe des actionnistes se distinguait par des manifestations publiques et violemment provocatrices : se flageller ou flageller les participants, boire de l’urine ou du sang, manger des excréments ou copuler avec des animaux, ou encore célébrer en habits religieux des simulacres de messes avec immolation d’un animal, etc[5]. En janvier 1970, l’une de ces actions se caractérisera par l’exhibition de pratiques sadomasochistes et d’automutilations avec des lames de rasoir et des lanières de fouet.

Parmi ces diverses manifestations d’un art éphémère qui dépassaient de loin en violence les happenings qui se déroulaient dans les mêmes années aux États-Unis, la plus significative fut sans doute la tentative de créer une institution permanente, une « Commune » où serait encouragée une « sexualité libre ». Son chef, Otto Muehl, s’exprimerait ainsi : « Tout mérite d’être exposé… y compris le viol et le meurtre[6]. » Ou encore : « Le coït, la torture et l’anéantissement de l’homme et de l’animal sont le seul drame qui vaille d’être vu… Le meurtre fait partie intégrante de la sexualité. Les animaux domestiques serviront de succédanés. J’ai l’intention de commettre un meurtre parfait sur une chèvre qui servira de substitut pour une femme [7]. » « Dans mes films à venir, les humains seront massacrés […] ce sera bientôt une obligation éthique de piller les banques et d’abattre au hasard un estropié[8]. »



À défaut d’aller jusqu’au crime de sang, Otto Muehl passa à des « actions » spectaculaires – comme des orgies fécales en public[9] – mais surtout fut bientôt convaincu d’avoir, dans le secret de sa Commune, abusé sexuellement de très jeunes filles. Jugé le 23 janvier 1990, il fut condamné à sept ans de prison pour « abus sexuel sur mineurs, viols et avortements forcés ».



Une fois libéré – et c’est cette conclusion de l’histoire qui nous concerne ici –, il fut célébré comme un héros de la « lutte antifasciste » et « contre la morale bourgeoise ».

C’est au musée du Louvre qu’eut lieu sa dernière apparition publique, lors d’un colloque organisé autour de l’exposition La Peinture comme crime qui prétendait dénoncer, selon ses organisateurs[10], « la répression de l’État » et discuter des moyens de s’opposer à « la rigueur de l’ordre et de la loi » par un art supposé « résistant ». « La torture de soi, était-il écrit dans un communiqué de presse, est l’ultime dramaturgie du corps pictural ; corps triste de l’Occident qui se liquéfie sous nos yeux, dans un mélange d’humeurs où culmine l’agonie du sujet, larmes, urine, sang, sueur… »



C’était répéter, presque mot pour mot, les analyses que livrait Derrida, juste avant 1968, dans son essai L’écriture et la différence, à propos d’Antonin Artaud, devenu le héros du philosophe, qui « entend détruire effectivement, activement et non théoriquement, la civilisation occidentale, ses religions, le tout de la philosophie qui fournit ses assises[11]… ». Mais son œuvre, disait-il encore, se laisse déterminer comme « dépôt », « comme cette partie de moi qui tombe loin de mon corps, l’excrément, la scorie, valeur annulée de n’être pas retenue et qui peut devenir, comme on sait, une arme persécutrice, éventuellement contre moi-même[12] » ; « L’œuvre, comme excrément, n’est que matière : sans vie, sans force ni forme[13]. »

*

« L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolver au poing, à descendre dans la rue et à tirer au hasard tant qu’on peut dans la foule… »

Qui ne connaît cette citation d’André Breton, publiée en 1929 dans le Second Manifeste du surréalisme ?

Tout occupé à en célébrer l’audace, on a oublié d’en mesurer l’horreur. Fidèle à la morale anarchiste du surréalisme, prélude à une régénération de la société, elle apparaît dix ans avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Elle est publiée l’année du krach. Contemporaine, elle l’est aussi de la mise en œuvre du premier plan quinquennal en Russie soviétique. Contemporaine, elle l’est encore de l’établissement du fascisme en Italie et du moment où le national-socialisme, au plus bas cette année-là dans les élections, recommence à gagner des voix. Les revolvers en effet s’exhibent de plus en plus au flanc des humains, en attendant de servir.

C’est en 1922, sept ans avant le Manifeste de Breton, que Stefan Zweig avait publié son récit Amok, qui popularise un terme malais et un comportement encore peu connus, bien que le mot amok soit entré dans les langues européennes dès le xvie siècle, avec les récits des voyageurs.

L’amok désigne, on le sait, le déchaînement inattendu, brutal chez un individu d’une rage incontrôlable et le plus souvent meurtrière. C’est un syndrome spécifique lié à une culture – a culture bound syndrome –, la culture malaise en l’occurrence, sans qu’on puisse savoir exactement quelles sont, dans le cadre de cette culture, ni dans sa religion, l’islam sunnite, les circonstances déclenchant un acte aussi criminel. On en trouve d’ailleurs des équivalents dans d’autres cultures sous d’autres noms, le berserk par exemple dans les traditions scandinaves.

Dans l’époque contemporaine, on peut considérer comme running berserk ou running amok certains traits de la culture nord-américaine quand, à intervalles réguliers, on rapporte le cas d’un individu qui, placide l’instant précédent, soudain, revolver au poing, se met à tirer au hasard dans la foule, qu’il soit dans la rue, dans une école ou ailleurs, abattant le plus de monde possible avant d’être lui-même abattu par la police ou bien avant de se suicider, traits qui sont aussi caractéristiques de la crise de folie qu’est l’amok.



Le goût du sang, du crime gratuit ou rituel, a imprégné tout le mouvement surréaliste. On ne citera que deux autres exemples de cette criminalité avoisinant la folie. Outre Antonin Artaud et son théâtre de la cruauté, de Héliogabale aux Cenci, exaltation de l’assassinat aux limites du fanatisme, apologie sans arrêt répétée du meurtre fondant la communauté des vivants sur un crime de sang, on rappellera Georges Bataille et son Collège de sociologie, dont l’autorité se serait fondée sur un sacrifice sanglant.

Il y a une logique de l’avant-garde.

*

C’est un siècle environ avant le Manifeste de Breton, en 1827, en plein romantisme, que Thomas De Quincey avait publié De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts. Il y faisait l’éloge de la beauté de l’assassin et du crime comme chef-d’œuvre…

« En tant qu’inventeur de l’assassinat et que le père de l’art, Caïn dut être un génie de premier ordre. Tous les Caïn furent des hommes de génie[14] », avançait-il.

Cette permanence, mais surtout cette association du crime et du génie, manifestée dès le premier meurtre, qui fut commis en artiste et par un artiste, donnait aussi un sens particulier à certains autres aphorismes dont l’histoire de l’avant-garde est riche, par exemple, Joseph Beuys : « Tout homme est un artiste. » On serait tenté de décliner le syllogisme, qui marque la logique même de l’art contemporain : « Si tout homme est un artiste et si tous les Caïn sont des hommes de génie, tout homme est donc un criminel. » Ou bien, si l’on veut citer Andy Warhol cette fois : « Chacun peut dans sa vie connaître un quart d’heure de célébrité », c’est que chacun peut verser aussi, une fois dans sa vie, dans le bersek ou l’amok.

Le livre de De Quincey ne manque pas d’humour, noir et glacé. Mais il faudra un siècle à Breton et à ses disciples, sortis de leur cabinet de voyance, pour lancer leur Manifeste – sans humour.



Aujourd’hui, par un retournement progressif, on pourrait avancer que c’est tout le système des beaux-arts, des musées aux galeries, des artistes aux faussaires qui, gagné à la cause du séduisant assassin, semble devenu d’essence criminelle.



Esthétique du sang, de Breton à Muehl, mais aussi adoration du stercoraire, du déchet qui tombe hors du corps, du sperme et de la sueur et finalement comme « métaphore de moi-même[15] », ose encore avancer Derrida, cette petite métonymie du corps, dirai-je plutôt, qu’est le Erdenrest, dont Goethe parle dans Faust…

Non plus l’objet donc, avec sa forme et sa force mais l’abject, informe et sans vie. Non plus le sujet, mais le rejet.



L’éloge de la spontanéité, de l’automatisme, du hasard, le goût de la violence et la fascination de l’instant manifestaient le refus de faire œuvre pour ne plus se livrer qu’à un acte assimilant la création au meurtre. L’art, dans la mythologie de l’avant-garde, exalte le moi tout-puissant d’un créateur devenu un dieu, il est le fruit d’une pulsion irrésistible, tout comme le meurtre à l’occasion, dans un état comme l’amok.

Le peintre, le poète se retrouvent la proie d’un élan irréfléchi et brutal, ils ne sont plus les agents d’une création réfléchie. « Ça parle », « on me parle », « je suis parlé », autant d’expressions pour désigner désormais le courant créateur qui est produit dans le tréfonds de l’inconscient, n’a aucun contrôle de la raison, sans inhibition de la morale acquise, galvanise l’individu. Alors, dans les arts plastiques, la lente élaboration du tableau sera-t-elle abandonnée au profit du happening – ce qui arrive et qui n’était pas prévu –, du dripping, du geste stochastique, de la tache aléatoire, de la couleur inouïe, d’un élan spontané et violent, d’un geste porté à ses limites, et finalement de la performance où l’art et le crime en effet se rejoignent.

1-

Voir Harald Szeemann, Monte Verità. Locarno, 1978, et Das Hang zum Gesamtkunstwerk, 1983.

2-

André Malraux, catalogue d’exposition, Paris, Fondation Maeght, 13 juillet - 30 septembre 1973, p. 11.

3-

Je me permets de renvoyer à mon essai De Immundo, op. cit., p. 82.

4-

Victor Klemperer, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, 1996.

5-

Voir Peter Weibel et Valie Export, Wien : Bildkompendium Wiener Aktionismus und Film, Francfort-sur-le-Main, Kohlkunstverlag, 1970, p. 75 et suivantes.

6-

Otto Muehl, Zock. Aspekte einer Totalrevolution, Munich, 1971.

7-

Cité par Fritz Rumler, « Ein Problem der Umweltverschmerzung ? », Der Spiegel, 1968.

8-

Cité par Josej Dvorak, « Amoklauf der Aktionisten », Neues Forum, 249-250, sept.-oct. 1974.

9-

Recensées et reproduites dans Otto Muehl, Mama Papa – Materialaktion, Francfort-sur-le-Main, Kohlkunstverlag (sans date, vers 1970).

10-

Catalogue d’exposition, La Peinture comme crime. La part maudite de la modernité, Paris, Musée du Louvre, oct. 2001.

11-

Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 261.

12-

Ibid., p. 270.

13-

Ibid., p. 273.

14-

Thomas De Quincey, De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, trad. Pierre Leyris, Paris, Gallimard, 1995, p. 34.

15-

L’écriture et la différence, op. cit., p. 271.

VII

La crise des valeurs

« Ayant trouvé dans le temple des gens qui vendaient des bœufs, des moutons et des colombes, comme aussi des changeurs qui étaient assis à leurs bureaux, il fit un fouet avec des cordes et les chassa tous… jeta par terre l’argent des changeurs, et renversa leurs bureaux. »

Évangile de saint Jean, II, 14-15

« Investir » est de ces mots dont la multiplication dans la langue signale tout aussi sûrement le début d’une maladie dans la société que, dans le sang d’un individu, le taux élevé d’un globule.

Depuis une dizaine d’années, les artistes n’exposent plus dans une galerie, ils « investissent » un lieu. On « investit » une lecture parce qu’elle paraît, pour quelques instants, dominer la pensée du moment. Mais on dit aussi d’une femme enceinte qu’elle « investit » son futur enfant et qu’il conviendrait, si besoin est, qu’elle avorte assez vite (on dit dans le langage technique qu’elle mette « un terme à sa gestation ») pour permettre au « travail du deuil » de se faire dans les conditions les meilleures.

Le terme n’a plus rien ici de son sens premier, qui était de revêtir quelqu’un d’une dignité et d’un pouvoir, ni de son sens second, guerrier, qui était de conquérir une place forte. Il vient d’un sens récent, tiré du vocabulaire bancaire, « engager des capitaux ». Jamais on n’aura autant « investi » dans l’art depuis que l’économie est en faillite et la morale en déroute.

Parallèlement à ce terme d’origine financière, un autre est en train de pénétrer dans le langage courant : celui de « s’approprier », venu du lexique des malfrats : on « s’approprie » une œuvre, une attitude, un « ressenti », un espace culturel…

*

Le 28 février 2008, Thomas Krens quittait la direction de la Fondation Salomon Guggenheim où il avait, pendant vingt ans, imaginé puis appliqué une politique qui avait fait de lui le modèle à imiter pour les nouveaux gestionnaires culturels de France et d’ailleurs[1]. Sa mise à l’écart par les trustees de New York sanctionnait les dérives puis les catastrophes d’une commercialisation sans précédent du monde muséographique.

En juillet de la même année, l’ICOM-Italie publiait une motion condamnant avec une grande fermeté les pratiques mercantiles de diverses sociétés d’exposition privées, qui multipliaient des « événements » culturels, fortement facturés à des municipalités naïves ou à des institutions cupides. La motion visait explicitement un contrat que le Louvre s’apprêtait à passer avec une société italienne de fabrication d’expositions « clefs en mains ».

Tout rentrait dans l’ordre ?



D’autres faits semblaient indiquer au contraire que, une fois levé le tabou de l’inaliénabilité des collections publiques, tout ou partie du patrimoine culturel d’une nation pourrait désormais être utilisé à des fins marchandes. L’idée sembla, par conséquent, aller de soi qu’une collection publique n’est plus un patrimoine spirituel témoignant de l’histoire d’un pays, où sa mémoire visible serait aussi précieuse à nos démocraties laïques que le furent les objets de la foi aux yeux des croyants dans les sociétés religieuses, mais un ensemble de simples marchandises susceptibles d’être échangées, louées et demain peut-être vendues.

*

Arriva entre-temps la crise de septembre 2008. Subprimes, titrisations, pyramide de Ponzi, des mots hier incompréhensibles sont apparus soudain, comme de mystérieux Mané Thecel Pharès sur les murs du palais de Babylone, inscription que Daniel le prophète disait annoncer la fin d’un Empire. Dans le texte biblique, l’effondrement était la conséquence d’un festin démesuré, d’un gaspillage effréné des richesses, mais aussi du fait que des objets cultuels, des vases sacrés, avaient été utilisés comme des objets d’usage profane, des vases à boire. À l’occasion du krach, on prit aussi conscience que, par de perverses manipulations, des objets sans valeur aucune étaient susceptibles non seulement d’être proposés à la vente, mais encore d’être présentés comme objets de négoce, propres à la circulation et à la spéculation financière la plus extravagante.



Les procédés qui permettent de promouvoir et de vendre une œuvre dite d’« art contemporain », sont en effet comparables à ceux qui, dans l’immobilier comme ailleurs, permettent de vendre n’importe quoi et parfois même, du presque-rien.

Soit un veau coupé en deux dans sa longueur et plongé dans un bac de formol. Supposons à cet objet de curiosité un auteur et supposons du coup que ce soit là une œuvre d’art, qu’il faudra lancer. Quel processus justifiera son entrée sur le marché ? Comment, à partir d’une valeur nulle, lui assigner un prix et le vendre à quelques millions d’euros l’exemplaire, et si possible en plusieurs exemplaires ? Question de créance : qui fera crédit à cela, qui croira au point d’investir ?

Hedge funds et titrisations ont offert un exemple parfait de ce que la manipulation financière pouvait accomplir à partir de rien. On noiera d’abord la créance douteuse dans un lot de créances un peu plus sûres. Exposons le veau de Damien Hirst près d’un œuvre de Joseph Beuys, ou mieux de Robert Morris – œuvres déjà accréditées, ayant la notation AAA ou BBB sur le marché des valeurs, un peu plus sûres que des créances pourries. Faisons-la entrer par conséquent dans un circuit de galeries privées, limitées en nombre et parfaitement averties, ayant pignon sur rue, qui sauront répartir les risques encourus. Ce noyau d’initiés, ce sont les actionnaires, finançant le projet, ceux qui sont là pour « éclairer », disent-ils, spéculateurs de salles de vente ou simples amateurs, ceux qui prennent les risques. Ils sont au marché de l’art ce que sont les agences de notation financière mondiale, supposés guider les investisseurs, mais qui manipulent en fait les taux d’intérêt et favorisent la spéculation. Promettons par exemple un rendement d’un taux très élevé, vingt à quarante pour cent à la revente, pourvu que celle-ci se fasse, contrairement à tous les usages qui prévalaient dans le domaine du marché de l’art fondé sur la longue durée, à un très court terme, six mois par exemple. La galerie pourrait même s’engager, si elle ne trouvait pas preneur sur le marché des ventes, à racheter l’œuvre à son prix d’achat, augmenté d’un léger intérêt.

On obtiendra enfin d’une institution publique, un grand musée de préférence, on l’a vu, une exposition de cet artiste : les coûts de la manifestation, transport, assurances, catalogue, mais aussi les frais relevant de la communication et des relations publiques (cocktails, dîners de vernissage, etc.) seront discrètement couverts par la galerie ou le consortium qui le promeuvent.

Mais surtout – clef de voûte de l’opération –, de même que les réserves de la Banque centrale garantissent l’émission des monnaies, c’est le patrimoine du musée, les collections « nationales » exposées ou mises en réserves, comme l’or de la Banque est gardé en ses caves, qui sembleront, selon cet ingénieux stratagème, garantir la valeur des propositions émises par le marché privé.

Bien sûr, le terme de « valeur » ne signifiera jamais valeur esthétique, qui ressortit à la longue durée, mais valeur du produit comme « performance économique », fondée sur le court terme, d’un mot, « performance », qui a pris lui aussi, cependant, un sens figuré d’ordre artistique. Ce n’est en rien la « valeur » de l’œuvre, c’est seulement le « prix » de l’œuvre qui est pris en compte, tel qu’on le fait monter dans les ventes[2]. Bien sûr aussi, comme dans la chaîne de Ponzi, le perdant sera celui qui, dans ces procédés de cavalerie, ne réussira pas à se séparer de l’œuvre assez vite pour la revendre : le dernier perd tout.



Du culte à la culture, de la culture au culturel, du culturel au culte de l’argent, c’est tout naturellement, on l’a vu, qu’on était tombé au niveau des latrines : Jeff Koons, Damien Hirst, Jan Fabre, Serrano et son Piss Christ et, avec eux, envahissant, ce compagnon accoutumé, son double sans odeur : l’or, la spéculation, les foires de l’art, les entrepôts discrets façon Schaulager, ou les musées anciens changés en des show rooms clinquants, façon Palais Grassi, les ventes aux enchères, enfin, pour achever le circuit, faramineuses, obscènes…

Or, il y a une logique dans cette circulation fermée de ces produits d’art, en général dérobés à la vue mais qu’on découvre régulièrement en des lieux définis, à des dates déterminées, et vendus à des prix préétablis.



J’ai évoqué plus haut le Schaulager de Bâle, cet entrepôt privé d’un petit cercle d’amateurs, auquel on accède sur invitation. Ce n’est pas une collection au sens propre, c’est-à-dire un ensemble à peu près fixe et inventorié, mais plutôt un stock d’œuvres qui varie, s’agrandit ou se vide. Une exposition publique mais discrète permet chaque année à quelques invités de découvrir les modèles dont l’obscurité du bâtiment garde les prototypes. Parallèlement, la Foire de Bâle, dont on ne peut comparer les stands qui se succèdent qu’aux présentations d’été des grands couturiers, montre des productions voisines mais de plus grande série et plus facilement portables. Les responsables de la Foire, au long des années, ont d’ailleurs fini par éliminer de leur sélection les galeries dont l’orientation esthétique n’était pas jugée assez proche de ce qui peut se voir dans le Schaulager. Le système a été verrouillé.



Éprouvé, il se retrouve ailleurs.

À la discrétion toute bancaire du Schaulager répond ainsi, sur un mode propre à Venise, la collection tout aussi privée, inamovible, mais tout aussi fluctuante que l’on peut voir en permanence exposée désormais au Palazzo Grassi. Là aussi, la finalité de la présentation, d’accès public cette fois mais aussi déserte en fait que le blockhaus de Bâle, ne se dévoile que lorsque, tous les deux ans, la Biennale aligne, en grande pompe pour l’occasion, les nouveaux produits de l’« art contemporain » international dont le Palais vénitien conserve les modèles.

On a dit du Palazzo Grassi, sous son apparente inactivité, qu’il fonctionnait comme un show room. Un show room « est un magasin (ou hall) d’exposition permettant de présenter un assortiment ou la totalité des produits présentés à la vente. Il offre également la possibilité de passer commande pour le client visiteur[3] ».

La traduction la plus exacte en anglais du mot « Schaulager » est en effet show room.

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Le vocabulaire dont use l’économie de l’immatériel, les « actifs intangibles » ou « incorporels », « sans substance physique », la gestion d’un « capital intellectuel » ou d’un « capital cognitif », trahit une sorte de nostalgie platonicienne : au-dessus des corps réels de l’économie réelle plane l’image désincarnée des échanges virtuels, d’une économie volatile sortie du monde des idées pures.



J’ai évoqué la figure de Jeff Koons, homo mimeticus, vêtu comme un trader, confondu avec ceux qui l’achètent. Mais peut-on aller plus loin que contrefaire un trader, se déguiser en trader jusqu’à identifier l’artiste au marchand ? Oui, on peut devenir soi même un trader, avec le privilège, étant l’artiste, d’être un initié. C’est l’exemple de Damien Hirst qui, en septembre 2008, à la veille même de l’effondrement du marché, mettait en vente la totalité de ses œuvres chez Sotheby’s sans passer par le circuit habituel des galeries. La vente remporta un immense succès.

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Une étrange oligarchie financière mondialisée, comportant deux ou trois grandes galeries parisiennes et new-yorkaises, deux ou trois maisons de vente, et deux ou trois institutions publiques responsables du patrimoine d’un État, décide ainsi de la circulation et de la titrisation d’œuvres d’art qui restent limitées à la production, quasi industrielle, de quatre ou cinq artistes.

Cette microsociété d’amateurs prétendus ne possède rien, à vrai dire, sinon des titres immatériels, elle ne jouit de rien, n’ayant goût à rien. Elle a remplacé l’ancienne bourgeoisie riche et raffinée qui vivait parmi les objets d’art, les tableaux et les meubles qu’elle se choisissait et dont elle faisait parfois don à la nation, les Rothschild, les Jacques Doucet, les Noailles en France, comme les Hahnloser en Suisse, les Stein en Amérique, les Tretiakov en Russie… Mais surtout, société cultivée, qui prenait son plaisir à fréquenter, à côtoyer, à devenir à l’occasion l’amie, non d’un homo mimeticus, trader ou banquier lui-même, qui lui aurait renvoyé au visage sa propre caricature, mais d’un homme différent d’elle, étrange, un artiste, un « original » – au double sens du mot – dont elle appréciait l’intelligence et le goût, comme Ephrussi, Manet. Cette histoire-là, qui conclut celle qui commence lorsque Léonard meurt dans les bras de François Ier et se continue lorsque Watteau s’éteint entre les bras du marchand Gersaint, cette longue histoire des protecteurs et des créateurs, des mécènes et des bohèmes, des connaisseurs et des artistes, a été l’histoire de l’art de notre temps. Elle est finie.



C’est là où l’art peut apporter une lumière décisive sur le sens d’une crise qu’on dit économique mais qui est réalité morale et intellectuelle. L’art produit non des idées, non des transactions électroniques, non des valeurs virtuelles, mais des objets matériels, physiques, substantiels. Et ces objets ne relèvent pas d’un capital intellectuel ou cognitif, mais d’un capital spirituel, terme désuet qui ne se rencontre pas dans le vocabulaire de l’économie de l’immatériel.



Un artiste qui meurt laisse après lui un vide bien différent de celui que laisse un autre homme, quelle qu’ait été son importance dans la société. La mort de l’homme du commun, vous et moi, provoque la souffrance de ses proches, de ses amis. Mais la mort d’un artiste est plus irréparable car elle endeuille tous les hommes. C’est tout un monde qui disparaît avec lui. Sans doute laisse-t-il une œuvre, là où d’autres bien plus célèbres de leur vivant, hommes politiques, leaders d’opinion, chefs d’entreprise, patrons d’industrie, ne laisseront rien.

Il laisse des objets auxquels on attribuera, un peu légèrement sans doute, la vertu de l’immortalité, mais des objets pourtant qui, sans utilité, sans usage, sortis du circuit commercial, sont des témoins uniques et admirables, dans leur fragilité et leur vulnérabilité, empreints en ce sens, comme les vases de Babylone, d’un certain sacré.

1-

Voir Malaise dans les musées, Paris, Flammarion, 2007, p. 66.

2-

On retrouve ici le principe de dignité énoncé par Kant dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs en 1785 : « Tout a, ou bien un prix ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ; en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité. »

3-

Définition du glossaire marketing sur « e-marketing.fr ».

VIII

La relique et la réplique

« Il y a quelque chose d’insupportablement barbare dans l’habitude des musées. Ils ne sont pas le plus grand achèvement qu’une culture puisse offrir mais le préambule à des temps obscurs où l’art aura cessé d’exercer ses fonctions. »

Maurice Blanchot, « Le Mal du Musée »,

dans L’Amitié

Monterchi est un petit village haut perché de la Toscane, non loin d’Arezzo. À son pied, à l’écart, il y a le cimetière, précédé d’une chapelle. Sur un mur de la chapelle, on voyait autrefois une fresque de Piero della Francesca, dite La Madonna del parto, la Madone parturiente. Elle montre la Vierge, debout, solide comme une paysanne et majestueuse, écartant délicatement d’un doigt de sa main droite la grande fente de sa longue robe bleue, enflée par le corps de l’enfant et déjà ouverte comme une grenade venue à maturité.

La légende dit que c’est en souvenir de sa mère, enterrée dans le village, que Piero della Francesca, le fils de la Françoise, a peint cette fresque, qui illustre non seulement le dogme de l’Incarnation mais encore la foi dans la résurrection des corps. Les effigies de femme à l’enfant, des grandes déesses mères de l’Anatolie jusqu’à celles de la Rome antique et même jusqu’à nos jours, ont très souvent été rattachées à des lieux où l’on célèbre la mort : on les rencontre à l’entrée des catacombes ou des sépultures.

On dit aussi que pendant deux siècles, à Monterchi, les jeunes femmes du village et des pays voisins, sur le point d’accoucher, venaient contempler cette image, et demander secours à Celle qu’elle représente[1].

Quand je suis revenu à Monterchi, la fresque avait été détachée des murs de la chapelle, à l’entrée du vieux cimetière, puis remontée sur les murs de l’école du village, tout en haut. L’école est une architecture de style fasciste, des années 32-33, et la Madone de Piero a été mise sous verre, encadrée et éclairée de telle sorte qu’elle ressemble désormais à la projection d’une diapositive sur un écran. Il n’est plus possible de distinguer sa nature de peinture affresco, ni même s’il s’agit de l’œuvre originale ou d’une reproduction. Quant aux vastes espaces désormais désaffectés, halls et salles de classe, ils ont été transformés en « shops », est-il écrit, boutiques de souvenirs et de « produits dérivés ». Les masses de touristes déversés des cars chaque été ont remplacé les processions des jeunes filles en mal d’enfant. Le taux des naissances entre-temps, il est vrai, est tombé à zéro, à Monterchi comme ailleurs – et c’est depuis longtemps que l’école ne résonne plus des cris des écoliers.



Délogée, dénaturée, que devient une œuvre d’art lorsque, au terme d’un pèlerinage – la Madone de Piero était vénérée en Toscane comme chez nous les Vierges noires d’Auvergne –, elle n’est plus qu’une image au statut incertain, privée d’identité et de destination, après avoir été vidée des vertus magiques que lui prêtaient des fidèles crédules, mais vidée aussi du respect de sa nature matérielle, d’œuvre d’art, réduite à n’être plus que le support contingent de la fébrilité névrotique du tourisme de masse ?

Que veut dire un vrai devenu faux ?



Qu’en est-il cependant d’un faux qui deviendrait plus vrai que le vrai ? En Italie encore, à Venise, la Fondation Cini vient de rouvrir le réfectoire du couvent palladien de San Giorgio Maggiore. Dénaturé, le réfectoire l’avait été lorsque Napoléon avait fait détacher du mur Les Noces de Cana de Véronèse, pour enrichir le Louvre. Avec la Révolution, patrie des droits de l’homme, la France était devenue la légataire universelle du patrimoine de l’humanité. Le pays de la liberté devenait celui de l’épanouissement des arts, et Paris la capitale d’un Museum qui se devait de rassembler les œuvres éparses du génie humain de toutes les nations. De Bruxelles et de Venise, Flamands et Italiens furent ainsi, bon gré mal gré, déplacés pour apporter la preuve que la Révolution était la révélation et l’accomplissement de l’Esprit universel selon Hegel.



Il fut décidé, en attendant que la France veuille bien restituer ce chef-d’œuvre à Venise, d’en faire une réplique. De dimensions égales à l’original, la perfection de son rendu est telle qu’il est à peu près impossible de décider à l’œil nu s’il s’agit d’une reproduction[2]. L’illusion est si parfaite qu’on a décidé de laisser la copie sur le lieu d’origine du tableau, de sorte à redonner son sens au réfectoire. Les moines qui mangeaient là savaient, en regardant le tableau, qu’ils entraient dans une histoire singulière où partager le pain et boire le vin sont les étapes d’un cheminement qui ne consiste pas seulement à se remplir la panse.

Sous forme d’une copie parfaite, réalisée par une technologie nouvelle[3], et aux dimensions de l’original, où même les plus petits accidents de la surface peinte ont été, en relief, restitués, Les Noces de Cana ont donc été réinstallées. Elles sont à l’emplacement même où Véronèse les avait peintes, éclairées à nouveau dans leur vraie lumière, naturelle et admirable qu’est la lumière de la lagune – par la croisée de gauche. Elles ont retrouvé aussi la finalité qu’elles avaient eue : prolonger non seulement l’espace physique mais encore prolonger le repas des moines par un repas tout spirituel. Leur sens éclate à nouveau, comme éclatent les couleurs plus vives qu’autrefois et plus justes, plus fidèles que celles qui restent sur l’œuvre détériorée qu’on peut encore voir au Louvre. Car il ne s’agit que d’une copie, mais si parfaite et si heureusement installée qu’on éprouve devant elle une joie bien supérieure à celle que procure, encore un peu, et sous une pauvre lumière, parmi d’autres tableaux, la toile originale.



C’est là un événement considérable. Il nous oblige à reconsidérer, à renverser, à repousser toute la dogmatique qui pèse sur nos sensibilités et sur nos consciences depuis le romantisme, quand on inventa la superstition de la signature, preuve de la main inimitable et du génie sans pareil. Le fait est que la technique aujourd’hui peut, non pas créer ex nihilo des chefs-d’œuvre, mais fabriquer des copies qui sont, sinon par une analyse chimique, indiscernables des originaux, et parfois supérieures à eux quand ceux-là, comme ici, ont été dégradés par le temps ou altérés par les vandalismes.

*

L’œuvre devenue reproductible, et d’une reproductibilité désormais si parfaite qu’elle corrige les outrages commis par le temps, pourquoi, dira-t-on, ne pas faire pour d’autres patrimoines ce que Naples vient de faire avec sa Megale Hellas, une reconstitution « à l’identique » des temples grecs de Paestum ou bien ce que l’on a réalisé avec la copie de la grotte de Lascaux ? Pourquoi pas une galerie des Offices faite de reproductions, un Uffiziland à quelques kilomètres de Florence ?



C’est que la perfection de la réplique des Noces de Cana et le bonheur de son emplacement ont trop de fâcheux contre-exemples.

La ville d’Athènes vient d’inaugurer, au pied de l’Acropole, un monstrueux musée de béton, d’où l’amateur fuit bientôt, épouvanté par tant de laideur, de gigantisme et de prétention. Le troisième et dernier étage est consacré à la présentation des métopes du Parthénon. J’ai mis un certain temps à comprendre qu’on avait mêlé dans la présentation des moulages à des originaux in situ qu’on avait déposés du temple pour les présenter dans le nouveau musée. Était-ce l’accrochage, l’éclairage, l’état des sculptures présentées, qu’on découvrait brutalement sous son nez, la petitesse de la salle, la misère de l’architrave pauvrement reconstituée ? L’ensemble tout entier apparaissait faux, les originaux autant que les copies.

Or il aurait été possible, avec le savoir technologique d’aujourd’hui, non seulement de rendre ces copies à l’identique et dans un marbre de même qualité que l’ancien, mais encore de restaurer les originaux dans leur état initial, avant l’explosion. Après tout, qui s’avise que les chevaux de Coustou, à l’entrée des Champs-Élysées, sont des copies ? Et de milliers d’autres sculptures, copies posées sur les façades des églises, des palais, qui, dans la réalité, n’existent plus qu’à l’état de fûts dégradés ou de visages rongés et méconnaissables ?

*

Que vaut-il mieux, d’un original qui, une fois déposé au musée, a perdu sa destination, ou de sa copie qui, en retrouvant la destination de l’original, finit par retrouver son sens ? Que vaut-il mieux, de l’œuvre dénaturée et dégradée, ou de la copie, supérieure à l’original à laquelle le lieu redonne la raison d’être ?



On comprend l’hésitation, le recul, puis la raison pour laquelle on repousse ces projets de copies à l’identique. Que veut dire à l’identique ? Si parfaite soit la reproduction, si altéré soit l’original, ce dernier possède une qualité, sinon une vertu, sinon une magie, que la réplique ne possède pas : la magie, la vertu, la qualité de la relique. Pour voir, il faut toucher. Toucher les os, voir le sang se liquéfier sous le regard, comme à Naples, San Gennaro.

On préférera Les Noces de Cana du Louvre à la version réalisée à Venise, quand même ce tableau serait endommagé, mal éclairé, et mis dans un contexte qui le dénature, parce que l’on sait, ou que l’on croit savoir, qu’il a été fait de la main même de l’artiste. Et ce qu’on cherche dans l’œuvre et devant quoi on s’incline, plus que devant la perfection de sa composition et de sa facture, c’est la présence de cette main, ou plutôt son fantôme.

Le visiteur de musée est aussi superstitieux, crédule ou naïf que le fidèle d’autrefois qui voulait, dans le simulacre, la peinture ou la statue de toile et de bois représentant avec plus ou moins d’adresse, les divinités et les saints qu’il adorait, non pas la qualité de l’image qui prétendait les proposer à ses yeux, mais la présence supposée de la relique qui en faisait un objet de vénération : un peu du bois de la Vraie Croix, une goutte du lait de la Vierge ou du sang du Seigneur, ou encore une esquille du fémur d’un martyr ou un morceau de tissu de la robe d’une béatifiée. Comme s’il fallait le témoignage du fragment pour fonder la réalité du tout. La nécessité de l’objet partiel pour attester des pouvoirs de l’objet global…

Ce que la relique était à l’œuvre ancienne, le spectre de la main de l’artiste l’est à l’œuvre moderne.



Magie de la main. Magie de la croyance au génie incomparable, fascination du faire singulier, travaux sans fin des spécialistes sur la main, main unique, tableaux faits à deux mains, à trois mains, tableaux d’atelier, tableaux d’école, copies, répliques… Depuis le romantisme, nous aurons été plongés dans la folie du singulier, de ce qui jamais ne se verra deux fois, de la main incomparable, du créateur sans égal. Main de gloire, main enchantée, membre fantôme… Ce sont des fantasmagories à la Nerval ou à la Edgar Poe qui alimenteront le culte du moi, de l’expression du génie inégalable, et qui nourriront plus tard la sensibilité et le pathos des modernes, dominés par le terrorisme de la nouveauté, le fétichisme de la signature, la toute-puissance de l’artiste échappant aux lois humaines et, finalement, l’inflation irrationnelle du marché de l’œuvre dite « originale ».

Au xxe siècle, cette exacerbation de la différence minuscule, de l’écart imperceptible, de la microsingularité, d’une façon différente de respirer ou de se racler la gorge inspirera les avant-gardes : « Quand je crache, c’est de l’art », l’artiste est un « respirateur », « Ma meilleure création, c’est l’emploi de mon temps »[4]. Mais elle autorisera aussi la naissance des sophismes de cette même avant-garde : « Chaque homme est un artiste » selon Joseph Beuys, ou son envers grinçant : « Tout est art, rien n’est art », etc. Toutes formules qui ne sont jamais que le retournement sarcastique de ce qui, dans la foulée des Lumières, avait proclamé l’unicité des produits du génie humain. De l’éloge de la main, puis de la célébration de sa maladresse, on passera à la délectation de ses propres déchets, de tout ce qui peut tomber du corps, des rognures d’ongle aux humeurs les plus diverses.

Cette hystérisation du statut de l’artiste, jouissant d’une parfaite impunité, dont tout geste, tout mouvement, toute production, y compris et surtout les productions organiques, seront adorés par des foules immenses de spectateurs, participent de cette idolâtrie dont parlait Tertullien pour dire la fureur qui s’emparait des spectateurs des théâtres et des cirques de son temps. Détachées de leur origine et de leur fonction, les œuvres de nos musées sont devenues nos idoles.

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La thèse que développait Walter Benjamin sur la perte de l’aura dans une civilisation de la reproduction technique, diffusant en tout lieu des images d’un original, lui avait été inspirée par le statut particulier de l’icône dans la religion orthodoxe – qui demeure attachée à la pratique d’un culte en un lieu précis.

Elle rappelle aussi curieusement la théorie de Luther s’opposant aux réformés sur la présence réelle de Dieu dans l’eucharistie, au nom de l’ubiquité du corps ressuscité du Christ. Y aurait-il des degrés dans les modes de présence de Dieu, qui culminerait dans le corps de Jésus, des lieux en quelque sorte plus ou moins privilégiés de sa présence hic et nunc ? Pourrait-on appliquer à l’œuvre d’art, une fois sacralisée et devenue objet de culte, les catégories qu’on appliquait jadis à la présence réelle du Christ, la transsubstantiation dans le pain et le vin chez les catholiques, la consubstantiation chez les réformés, l’ubiquitisme chez Luther ? In pane, sub pane, cum pane ?!



L’icône, dans une tradition des images qui n’est pas la nôtre, n’est pas une relique, conservant par la présence d’un fragment, ou bien par contiguïté avec un objet sacré, la trace du pouvoir d’un dieu ou d’un saint, elle n’est pas non plus une image inimitable, sortie de la main sans égale de l’artiste dans l’esthétique de la modernité. Elle n’est qu’une réplique, aussi fidèle que possible à un prototype, et l’honneur que le fidèle lui rend atteint le prototype. Qui se prosterne devant elle se prosterne devant l’hypostase de celui qui est inscrit, un saint, un prophète, la Vierge Hodigitria, la Vierge du Signe, si pareille en ce sens à la Madone peinte par Piero à Monterchi qui montre son ventre du doigt, et que vénéraient les fidèles.

La vénération vise un archétype immobile et invariable, à l’origine, comme le mandylion d’Édesse renvoie à la figure imprimée du Christ. Les idoles du musée réclament en revanche un perpétuel renouvellement, la frénésie d’un « nouveau » indéfiniment promulgué et relancé, d’école en mouvement et de génie en génie – jusqu’à la chute excrémentielle dont nous sommes aujourd’hui les témoins stupéfaits. La starisation de l’artiste va jusqu’à l’adoration de ce qui est ignoble en lui. Dans le même temps, paradoxalement, la perfection des techniques de reproduction des images ont rendu désormais inutile la manifestation de son supposé génie.

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L’exemple de la réplique des Noces de Cana à Venise mène à un étrange retournement des idées de Benjamin : c’est la reproduction, permise par la perfection technique, qui redonne à l’image dégradée et dénaturée, après sa déporrtation sur les murs d’un musée, une aura au lieu même où elle fut conçue et pour lequel elle a été conçue.

En revanche, l’espèce d’adoration perpétuelle à laquelle se livrent les visiteurs du musée devant des images innombrables mais supposées tirer leur valeur d’être des images uniques et réalisées par une main sans pareille (on prend « main » ici comme métaphore de tout organe du corps susceptible de « produire » un objet) – cette vénération poussée jusqu’à la convoitise de ses propres déchets – signe le retour à une idolâtrie, qui n’est plus qu’un culte mortifère des reliques.



Walter Benjamin semble avoir oublié qu’avant le romantisme, et durant des siècles, l’idée d’original et la pratique de la signature n’effleuraient guère les esprits. Après tout, l’art graphique, les estampes, les gravures, de Dürer et de tant d’autres, étaient des techniques de reproductibilité technique couramment utilisées, qui ne portaient pas atteinte à l’aura de l’original. Il faut d’ailleurs avoir un œil fort exercé pour distinguer la qualité des tirages… Et encore, au plus fort de l’iconoclasme des Réformés et de leur fureur destructrice, ne fabriquait-on pas, destinées à la dévotion privée, des copies des retables et des pietà, en pâte, en argile, en stuc et en papier mâché ? Elles sont parfois aussi belles que les modèles qui leur ont donné naissance et qui se sont souvent perdus.

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La parabole des noces de Cana est le pendant dans le Nouveau Testament du festin de Balthazar dans l’Ancien. C’est son versant lumineux. Au festin du roi de Babylone, la désolation est la conséquence d’un sacrilège : au repas, le vin a été servi dans des vases sacrés. Aux noces de Cana, lorsque le vin vient à manquer, Jésus, qui est l’un des convives, invite les participants à user de six grandes urnes de pierre servant aux ablutions dans lesquelles on verse de l’eau – eau qui sera changée en vin, « un bon vin » est-il précisé, de celui qu’on devrait servir en fin des repas.

Dans le premier exemple, c’est le sacrilège, la profanation, l’usage ignoble des objets du culte qui entraînent la ruine et la destruction. Dans le second, c’est l’usage de matériaux d’humble origine, la pierre, l’eau – et de destination domestique – qui provoque une mutation, la boue changée en or si l’on veut – qui entraîne l’apparition du liquide délectable.

Il serait tentant d’user de ces deux paraboles pour illustrer, d’une part, une histoire artistique qui, à l’origine, s’est ingéniée, de siècle en siècle, dans les œuvres qu’elle produisait, à changer la modestie de ses matériaux d’usage (les pierres pilées, les terres, les ocres, les oxydes, les pigments, les huiles, les vernis) en matériaux précieux et à créer des trésors – et, d’autre part, le destin d’un « art contemporain » qui n’use des trésors déjà sacrés et consacrés de cette histoire que pour en proposer des résidus.



C’est aussi, non par accident, dans la suite immédiate du récit des noces de Cana, et dans le même chapitre II de l’évangile de saint Jean, qu’est racontée l’histoire des marchands chassés du Temple[5]…

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Si l’œuvre, une fois reproduite, se voit privée de son aura, l’œuvre déplacée au musée perd son sens. Les musées fonctionnent comme des machines à transformer en faux les œuvres vraies qui y sont admises. Les musées sont des entrepôts de faux où l’on voit sur les cimaises, décolorées et sans destination autre qu’une vague satisfaction esthétique, des œuvres qui avaient jadis la capacité de signifier quelque chose et, en outre, qui nous proposaient le bonheur de servir.



Cette critique a été prononcée, on le sait, dès la naissance du musée. De Quatremère de Quincy dans ses Lettres à Miranda en 1796[6] jusqu’à Duranty qui, après une visite au Louvre, en 1856, voulait « mettre le feu à cette catacombe », de Kropotkine qui parlait du musée comme d’un magasin de curiosités confisquant les œuvres et les éloignant de la communauté et des dieux pour lesquelles elles avaient été faites, jusqu’à Marinetti et aux futuristes italiens, de Proudhon parlant du musée comme d’une nécropole, accumulation d’œuvres mortes, à Malevitch et aux futuristes russes, de la droite à la gauche, tous n’ont rêvé que de brûler le Louvre, l’Accademia et les Offices.



Mais il y a eu aussi Valéry, le tendre, le savant Paul Valéry qui, parlant des musées, ne trouvait pour les décrire que ces mots : « fatigue… barbarie… inhumanité… incohérence… »[7]. Valéry et beaucoup d’autres de nos jours jusques et y compris Walter Benjamin…



Ce pouvoir de falsification du musée, Robert Klein l’avait aussi identifié : « Toute chose placée dans un musée devient ipso facto parodie d’elle-même, mise là pour éterniser un geste désormais vide ou en porte-à-faux[8]… »



Le procès qui commence ici prend alors un sens nouveau. Il ne met pas seulement en cause le musée en tant que cimetière des œuvres mortes. Il le voit plutôt comme un hospice général où les œuvres, soumises à la délocalisation, à la laïcisation forcenée et aux outrages du temps, finissent par se mourir une fois exposées, comme à l’hôpital on finit par mourir d’affections nosocomiales, sans doute ici apportées par les millions de curieux qui laissent derrière eux les miasmes mortels de l’indifférence, de l’ennui et du sarcasme. Invisibles, ils sont pourtant aussi mortels que les poisons physiques, apportés cette fois par la poussière et l’humidité charriés par les visiteurs, qui rongent peu à peu les bisons de Lascaux ou, quinze ans seulement après leur restauration, les fresques de la Sixtine.

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Il y a plus grave : de son pouvoir de thaumaturge, le musée tire désormais la prétention de consacrer les œuvres de la contemporanéité. Et ce sont souvent, on l’a dit, les œuvres les plus médiocres, les plus vulgaires.

Quel artiste dit d’avant-garde, dans les années dix et vingt, n’avait prétendu échapper au musée et, si possible, le détruire ? Aujourd’hui il n’a pas de plus grand rêve que d’entrer dans ce musée qu’il révère avec la mine contrite et réjouie d’un roturier admis dans la noblesse. Retournement de sens, inversion du système qui montre à quel point le musée a renié ses idéaux d’origine.

Faut-il donc que le musée aujourd’hui soit détruit pour les raisons mêmes par lesquelles on défendait hier son existence ?



À partir du moment où le musée en tant qu’institution, à son plus haut degré de rayonnement, comme le Louvre ou Versailles, s’autorise à exposer les « actions » ou les artefacts de Muehl, de Koons, de Damien Hirst et à prétendre que ces « gestes » ou ces « actions » s’inscrivent dans la continuité d’une histoire, à côté de Van Eyck, de Véronèse, de Rembrandt, cette puissance fantasmatique qu’il incarne, qui fonctionnait déjà comme une machine à fabriquer des faux – les œuvres déplacées de leur lieu d’origine et dénaturées – fonctionne désormais comme une machine à accréditer des faussaires : les artistes tirent de leur présence en ses murs la gloire et la puissance de s’intituler « artistes contemporains ».

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À partir d’une même perversion et d’une même confusion entre vénération et adoration, mais à une tout autre échelle, une autre dénaturation s’est opérée depuis quelque temps, qui touche l’aspect des villes. La construction rapide de mégalopoles sorties de rien, et empruntant leurs silhouettes à des copies fantaisistes et approximatives de monuments existant ailleurs, est bien l’un des phénomènes urbanistiques les plus confondants de notre temps.



C’est l’exemple de Disneyland aux portes de Paris, ou des parcs de loisirs où l’on reconstitue et où l’on regroupe les principaux monuments du pays, à une échelle réduite adaptée aux enfants, comme Madurodam aux Pays-Bas.

Le modèle premier de ces cités infantiles fut Coney Island, à New York, en 1904, où l’on pouvait, déjà, parcourir des canaux vénitiens et découvrir les grands monuments de l’Europe. Las Vegas est devenu l’exemple le plus démesuré et le meilleur à ce jour, de ces villes Potemkine où se dressent des tours Eiffel, des Pyramides, voire une cité des Doges resurgie des eaux. Il y a aussi le Neverland de Michael Jackson, parc d’attractions géant dont il avait fait sa demeure. Il y a Dubaï et Abou Dabi aujourd’hui. Triomphe du kitsch. Villes au profil de science-fiction ou de cauchemar, Laputa à la Jonathan Swift, ou cité volante à la Flash Gordon[9].

Chose remarquable, ces projets architecturaux, nés au cœur du vide historique et spatial d’un Las Vegas ou d’un Abou Dabi, semblent chaque fois requérir qu’on dépose en leur sein des objets précieux, authentiques, et d’une nature particulière, comme dans le tabernacle d’une église ou le trésor d’un temple nouveau. Ce sont autant de reliques venant porter secours à autant de répliques, qui paraissent ainsi fonder leur légitimité, établir leurs assises : venus du monde historique, fruits d’une tradition et d’une croyance, ils semblent donner à ces constructions ex nihilo l’aura, le rayonnement, la vertu dont elles ont besoin pour exister. Ce sont alors des œuvres d’art, des peintures. Derrière l’artifice, les nouveaux habitants de ces cités de rêve ou de cauchemar où triomphent la démesure et le façadisme, réclament la présence de l’objet ancien, comme d’une pierre de fondation.

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Et si l’authentique, si ce cri spontané du génie, qui a permis qu’on accepte n’importe quoi, n’était qu’une imposture ? L’excuse suprême pour ne rien faire ? Et si la beauté se tenait au contraire dans la répétition ? Si le chef-d’œuvre tenait sa fascination non pas de son impossibilité d’être reproduit mais au contraire de sa capacité d’être reproductible, à l’image de l’icône, ou à l’image des Noces de Véronèse ? Plutôt la réplique que la relique.

Les musées, les collections, les fresques attachées à des lieux comme la Sixtine ou la chapelle Brancacci, ne résisteront plus longtemps à la masse grandissante des curieux. On a beau réduire le nombre de visiteurs, limiter le temps des visites, multiplier les appareils préservant les conditions physiques, reprendre et reprendre encore les travaux de restauration, on commence à comprendre que le patrimoine, de sauvetage en sauvetage, s’effondre devant l’invasion. Et l’on admet enfin que le bénéfice intellectuel et spirituel de ces pèlerinages est à peu près nul : cette agitation n’est que le produit d’une idolâtrie repoussante et finalement dangereuse.

Si l’on veut suivre l’esprit du temps, si l’on prétend garder la trace d’un passé admirable tout en satisfaisant les besoins d’une société des loisirs, il conviendrait, tout autant que de multiplier les stades, de fermer les musées.

Et si l’œuvre est à ce point méprisée et finalement menacée, la retirer des circuits publics et ne plus la faire circuler que sous forme de répliques et de copies, comme au temps de Dürer ou durant la Réforme et ses troubles. Instituer au fond, pour mettre un terme à l’idolâtrie du culturel, une sorte d’économie de l’image iconale et de la vénération qu’elle demande.

1-

La science, il est vrai, aurait entre-temps démontré que la mère de Piero ne s’appelait pas Françoise, que le « della Francesca » évoquerait une autre femme et que le lieu de destination de la fresque n’était pas le cimetière. Voir Ingeborg Walter, La Madonna del Parto. Ein Kunstwerk zwischen Politik und Devotion, Francfort-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1992.

Chaque décennie nous apprend ainsi que L’Homme au casque d’or n’est pas de la main de Rembrandt. Mais si cela change le prix de l’œuvre sur le marché, cela ne change en rien sa valeur de chef-d’œuvre, quel que soit l’auteur qu’on lui prête. Si celui-ci n’est pas Rembrandt, le mystère s’épaissit à imaginer un peintre qui avait le génie de Rembrandt, mais non pas tout à fait sa main…

2-

Voir Adam Lowe, « Il facsimile delle Nozze di Cana di Paolo Veronese », dans Il Miracolo di Cana. L’originalità della ri-produzione, a cura di Giuseppe Pavanello, Fondation Giorgio Cini, Istituto di Storia dell’Arte, Venise, 2007, p. 105 et suivantes.

3-

Technologie digitale tridimensionnelle, d’une précision égale au millième de millimètre.

4-

Les deux dernières citations sont de Marcel Duchamp.

5-

Jean, II, 13-16.

6-

Voir Malaise dans les musées, op. cit., p. 77.

7-

Paul Valéry, « Le problème des musées », dans Œuvres, t. 2, Pièces sur l’Art, Gallimard, La Pléiade, 1960, p. 1291.

8-

Robert Klein, La Forme et l’Intelligible, Paris, Gallimard, 1970, p. 376.

9-

Nous résumons ici le propos de l’exposition Dreamland. Des parcs d’attraction aux cités du futur, Paris, Centre Pompidou, juin 2010.

IX

Les deux piliers de la folie

« Ici nul ne peut me suivre, s’il n’a comme moi constaté dans son âme le voisinage de l’esthétisme et de la barbarie, de l’esthétisme en tant qu’avant-coureur de la barbarie. »

Thomas Mann, Le Docteur Faustus, XXXIV

Roger Caillois se souvenait qu’au musée de Séoul, dans les années soixante-dix, il voyait les visiteurs s’incliner et déposer leurs offrandes – monnaie, billets ou fruits – devant des bouddhas qui pourtant étaient là exclusivement à titre d’œuvres d’art. « J’ai réfléchi, ajoute-t-il, qu’il était douteux que je surprenne jamais au Louvre, voire au Prado, fût-ce une dévote en train de se signer ou de se recueillir devant un Christ en croix, ce qu’elle n’eût pas manqué de faire en rase campagne devant un calvaire ou même un reposoir[1]. »



Dans les musées d’aujourd’hui, les gens ne prient pas en effet devant les œuvres d’art qui sont pourtant, dans leur immense majorité, des œuvres religieuses, ils les photographient, ils parlent fort, ils ricanent parfois. Les lieux qui les conservent sont aussi désormais victimes de vandalisme et de vols, commis à une fréquence de plus en plus haute.



En Occident, le musée désacralise par le seul fait qu’il est un musée. Malraux s’en émerveillait : « L’âme du musée imaginaire est la métamorphose des dieux, des morts et des esprits en sculptures, quand ils ont perdu leur sacré. » Je ne suis pas certain que la qualité d’imaginaire qu’il lui accordait et sa vertu d’universel ait jamais comblé les pertes provoquées par cette puissance de profanation.

*

Cependant, la Russie post-soviétique voit renaître des gestes qui sont ceux d’un culte qu’on croyait perdu. À la galerie Tretiakov, à Moscou, on vient à nouveau prier devant la Trinité de l’Ancien Testament d’Andreï Roublev, ou s’agenouiller devant la Mère de Dieu de Vladimir du xiie siècle, et la fleurir. Ces gestes anciens de vénération, seraient-ils accomplis par de vieilles babas superstitieuses, rappellent que les icônes n’ont jamais été des œuvres « d’art ». Leur déplacement forcé, entre 1932 et 1934, dans un lieu appelé « musée » aura été une profanation.

Il est juste qu’on ait restitué à la Nouvelle-Zélande les têtes de Maoris qu’on exposait dans nos musées. Mais ce respect rendu à des reliques humaines ne pourrait-il s’étendre à des objets de culte quand ils sont ravalés à n’être que des objets d’art ? Serions-nous plus « cultivés », pour quitter l’Occident, que ces Indiens iroquois qui, il y a quelques années, obtinrent du musée les exposant que les masques présentés dans les vitrines, alors qu’ils n’étaient pas supposés être vus du public, fussent retirés et même leur fussent restitués ? Plus évolués que ces Indiens haïda de la Colombie-Britannique, qui ont obtenu des musées canadiens, qui les exposaient pour y être « étudiés », le retour sur leurs terres des totems qui gardent la mémoire de leur peuple ? Ou que les peuples « premiers », Vanuatu ou Aborigènes, qui exigent du musée du Quai Branly de retirer des vitrines et de rendre des objets qu’ils ne voient pas, eux, comme des « œuvres d’art » ? Moins humains que ces visiteurs du musée d’Ethnologie de Mexico qui demandent à prier devant des objets exposés ?

En retrouvant leur liberté et leurs frontières, en redevenant des nations, un certain nombre de petits pays d’Europe centrale, la Slovénie par exemple, demandent qu’on leur restitue les fresques, de nature et de sujet religieux, qui avaient été, par l’occupant russe ou allemand, détachées des églises pour être exposées dans leurs musées à vocation « culturelle » et « universelle », entre les fétiches africains et les produits de l’avant-garde internationale. Les Slovènes veulent les replacer là où elles étaient, pour leur redonner leur sens et leur utilité propres.

Serions-nous moins convaincus des valeurs d’un pays qui s’appelle la France que ces Israéliens, au Yad Vashem à Jérusalem, qui ont ouvert une salle de prières à côté des salles d’exposition et transformé leur musée en sanctuaire ?

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Ces phénomènes et ces comportements semblent ranimer de manière inattendue un très ancien débat : la querelle des images, l’opposition entre l’iconoclasme et l’iconolâtrie, dominée par la violence des discussions « byzantines » du viiie siècle, mais aussi en Europe, en Allemagne et en Angleterre, les guerres du temps de la Réforme, plus tard encore, en France, le vandalisme des révolutionnaires et, près de nous enfin, la brutalité des régimes totalitaires. Cette querelle revient, mais les musées et les institutions culturelles, tout autant que les institutions religieuses, y jouent désormais le rôle décisif.



Les émeutes des communautés musulmanes à propos des caricatures de Mahomet publiées dans un journal danois restent dans toutes les mémoires. On a unanimement condamné la réaction de ces « fanatiques ». Personne n’a osé remarquer cependant que ces caricatures, publiées dans une presse scandinave supposée attachée aux droits de l’homme, ressemblaient étrangement aux caricatures antisémites qu’on voyait entre les deux guerres dans le Stürmer.

Maurizio Cattelan, avec Jeff Koons et Damien Hirst, est l’un des artistes les plus cotés aujourd’hui sur le marché de l’art. Il a été récemment l’objet d’un scandale dont Milan a été le théâtre. L’une de ses sculptures représentant, en cire et grandeur nature, un Hitler à genoux et priant[2], exposée en un lieu public, a provoqué une vive protestation de la communauté juive d’Italie. Suite à l’indignation, on a arrêté la diffusion publique de l’œuvre.

Pourtant, une autre sculpture du même Maurizio Cattelan, intitulée La Nona Hora, vendue en 2004 par Christie’s pour trois millions de dollars, et représentant le pape Wojtila, tombé à terre, frappé par un météorite, n’avait suscité, en 1999, sinon en Pologne quand elle y fut dévoilée, qu’une série de ricanements. L’œuvre est toujours exposée.

Des trois monothéismes de notre temps, il n’y a, semble-t-il, que la communauté chrétienne à ne plus se scandaliser de rien.

Si les juifs et les musulmans réagissent de plus en plus violemment à l’usage si libre – « libéré » – que nous faisons des images en Occident, comme si l’image était à notre entière disposition et qu’on pût lui faire dire n’importe quoi, jusque dans l’immonde, la communauté chrétienne, ou ce qu’il en reste, demeure en revanche étrangement silencieuse et comme impuissante.

Craignant d’être accusée d’attenter à la liberté d’expression, l’Église ne se hasarde plus, contrairement aux musulmans et aux juifs, à dénoncer le sacrilège.

Fait plus inattendu encore, l’Église catholique est tentée de considérer au contraire ces formes extrêmes de la création artistique comme les témoins d’un sacré adapté à notre temps, au point de devenir un acteur de cet étrange commerce.

Dans le sillage de Vatican II, c’est non sans surprise qu’on a entendu l’aile la plus « éclairée » de l’Église, entretenant ce climat de mystagogie, se déclarer fraternelle de ces errances comportementales. Voulant voir en celles-ci les « Traces du Sacré[3] », elle alimente ce qu’on ne peut appeler qu’un nouveau trafic des reliques.

Tel théologien trouvera alors en Joseph Beuys, Boltanski et Cattelan, les promesses d’une spiritualité à la mesure de notre temps. Sans doute paraîtra-t-elle, dans son goût de l’immondice et dans sa haine du prochain, être travaillée par le « négatif », dit ce philosophe chrétien, voire témoigner peut-être d’un nihilisme inquiétant. Mais le travail du négatif, a-t-il appris grâce au matérialisme dialectique, n’est-il pas celui qui permet l’avènement de la vérité ?

« L’œuvre d’art, comme la vérité, ne peut montrer qu’en masquant […]. L’œuvre invite à chercher une direction de vérité de l’autre côté d’elle-même, presque à son insu […]. L’artiste sait de tout temps que c’est dans la contrefaçon, la dissemblance, la dénégation que se montre le mieux la vérité », écrit ce professeur de théologie au collège des Bernardins, dont les paroles me semblent cependant plus proches de celles qu’adresse Méphisto à Faust que des paroles d’amour des vieux Pères[4]…



Tel évêque, à Gap, dans le narthex de la cathédrale, expose une œuvre d’un certain Peter Fryer représentant, sous la forme d’une Déposition, un Christ nu et ligoté sur une chaise électrique[5]. Tel curé de Notre-Dame-de-La-Garde en Vendée, en 2001, à côté de la châsse d’un saint guérisseur pour lequel on vient en pèlerinage, fait installer une autre châsse bourrée d’antibiotiques. Tout récemment, dans le baptistère de Saint-Sulpice à Paris, on a installé une « Machine à baptiser », qui laisse couler un liquide plastique, « le sperme de Dieu », sur des certificats de baptême géants, vendus in situ pour mille cinq cents euros pièce[6].

Les exemples se sont multipliés au point qu’au programme du cloître des Bernardins à Paris, l’antenne culturelle de l’archevêché, se multiplient les expositions de cette nature. Ce n’est pas la Déposition de croix, la Madone à l’Enfant ou le martyre de tel ou tel saint dont il faut aujourd’hui vénérer l’image, c’est un linge imprégné de sang et de merde. La violence et l’immédiateté de l’objet n’ont-ils pas, par ailleurs l’immense avantage d’attirer la foule, plus que les anciens et ennuyeux sermons ? « L’art [contemporain], écrit le directeur de ce collège, possède un potentiel énorme pour animer un plus large débat, le diffuser et atteindre un public incroyable[7]. »



Dans le même temps, du côté des autorités laïques et républicaines, le musée du Louvre présentait une œuvre d’un artiste russe contemporain qui, sous forme d’un Malevitch pastiché, lançait ouvertement un appel à attenter à la vie du président Poutine. En Russie, les appels au meurtre contre des journalistes, des hommes politiques, des écrivains se sont banalisés. Le passage à l’acte n’est pas rare. Les autorités russes demandèrent donc le retrait de l’œuvre de la liste des tableaux exposés. Le Louvre éleva une protestation au nom de la liberté absolue de la création artistique et du génie des artistes, qui les met au-dessus des lois communes et dont on ne peut en aucun cas censurer l’œuvre. L’artiste – le tout-puissant créateur – un certain Avdeï Ter-Oganian, déjà sous le coup de poursuites pénales dans son pays, après avoir découpé en public des icônes orthodoxes lors d’une foire de l’art en 1998, s’est enfui à Prague où il vit désormais.

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Le stade esthétique, selon Kierkegaard, est celui, comme les produits de l’avant-garde, d’« une banale et monotone répétition[8] ». L’éternel en est absent. Don Juan en est l’une des figures possibles. C’est l’homme condamné à perpétuité à l’instant. Il s’agit d’épuiser toutes les jouissances possibles du présent, jusqu’au dégoût.

Il semble que l’art contemporain illustre ce stade initial de la conscience d’un individu, courant de conquête en conquête.

C’est Don Juan, mais c’est aussi Caïn, le prototype du criminel et l’incarnation du premier artiste, comme le rappelle De Quincy[9]. Le meurtre conclut leur existence, ou bien la damnation, comme dans l’opéra de Mozart. Si « tout homme est un artiste », selon la morale de l’art actuel, c’est aussi que tout homme est un criminel.

Ne vient-on pas d’imaginer d’ailleurs, au Rijksmuseum d’Amsterdam, le grand musée national hollandais, là où l’on allait voir La Ronde de nuit de Rembrandt et La Lettre de Vermeer, d’exposer sous vitrine le revolver du fanatique qui a tué Pim Fortuyn ?



À la figure biblique de Caïn, le premier meurtrier de l’histoire de l’humanité et le premier artiste, Kierkegaard oppose une autre figure. C’est celle d’Abraham, le patriarche auquel Dieu a ordonné de tuer son fils, Isaac. Abraham se résigne à accomplir ce meurtre. Ce faisant, il rompt la loi éthique qui est de ne pas tuer son prochain. Mais il respecte aussi la loi religieuse pour accomplir le sacrifice, qui est de l’ordre du paradoxal, de l’absurde, du scandaleux. Son obéissance à Dieu lui vaut son salut, et sauve la vie de son fils, comme de sa descendance : un ange substitue un bélier au corps d’Isaac.



Le sacrifice d’Abraham est le socle commun des trois grandes religions monothéistes auxquelles nous appartenons encore un peu. De là peut-être l’abondance et la richesse de son iconographie. On la trouve, et c’est une étonnante exception dans l’aniconisme juif, représentée dans les fresques de la synagogue de Doura-Europos, comme dans les mosaïques de Saint Vital à Ravenne, mais aussi dans de multiples icônes byzantines, ainsi que d’innombrables miniatures persanes où l’épisode est commenté des versets en calligraphie cursive, et ainsi de suite jusqu’aux chefs-d’œuvre de Rembrandt et du Caravage. L’art ne se fonde pas sur le meurtre de Caïn, mais sur le sacrifice d’Abraham.

Mais le flot s’est tari : l’art moderne et contemporain ne semble guère l’avoir représenté, comme si la pensée morale ou l’éthique moderne se trouvaient confrontées à un geste dont le « scandale » est peu à peu devenu incompréhensible.

Le passage du stade esthétique au stade religieux est en effet un passage, semble-t-il aujourd’hui, inimaginable. La figure centrale de nos peurs, de nos angoisses, de nos rêves, c’est de nos jours Œdipe, le fils qui tue le Père pour posséder la Mère. Ce que veut dire ce meurtre, c’est que la transmission, la tradition, l’autorité, selon le geste paradoxal et scandaleux que met en scène le sacrifice d’Abraham, sont devenus impensables au regard de l’homme contemporain. Selon le mythe antique d’Œdipe, il convient de les repousser, en repoussant à jamais la figure menaçante d’une autorité paternelle meurtrière.

L’art moderne s’y emploiera, en instaurant la tyrannie d’un novum qui ne connaît pas d’origine et qui, en tuant le Père, tue le patriarche, celui qui, au sens propre du nom, est l’archè, le pont vers la tradition que le Père incarne. L’artiste, seul et premier, ne suppose pas de géniteur. Né de rien et capable de tout. Caïn triomphe d’Abraham. Le premier des meurtriers est aussi le premier des artistes, en même temps que le premier des hommes.

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On ne remonte pas le cours du temps. Aucun art ne nous rendra jamais l’époque où l’on représentait les sacrifices apparemment les plus scandaleux, où l’on parlait des dieux sans rougir et où l’on décrivait, avec des formes et des couleurs qui sont aujourd’hui toujours aussi bouleversantes, leurs faits et gestes, qui nous apparaissent parfois si étranges. On est entré dans l’hiver de la culture, et pour longtemps encore.

Pourtant, on continue de lire Dostoïevski. Il était resté proche de ceux qui, dans les musées russes, accomplissent à nouveau devant les icônes les gestes de la proskynèse. Proches aussi, du moins dans l’espace, des musées dans le monde qui, parmi les collections profanes, ont réservé des lieux de silence et de recueillement. Comme ceux, dira-t-on, qu’on trouve dans les aéroports, au milieu du vacarme et qui ne servent à rien ? Ni plus ni moins que le passage obligé à travers les portiques de sécurité.



Loin de l’esthétique, loin du sensuel et du sexuel où l’individu, Don Juan, comme Faust ou Ahasverus, erre de conquête en conquête et se fuit sans jamais se fixer – tous ces traits qu’on a vu s’appliquer à l’art contemporain –, mais loin aussi de l’éthique – une morale incapable, dans son devenir rationnel, d’apporter, sinon dans l’éloignement contraint de l’ironie, le repos et la justice du cœur –, ce serait la voie d’une peinture vivante, une peinture de l’âme dit l’orthodoxie, une empsychos graphè, dont la parole remplirait ce vide assourdissant qu’ont laissé, dans le Musée imaginaire, Les Voix du silence. Alors, l’art pourrait- il à nouveau, comme Dostoïevski le disait de la Beauté, « sauver le monde » ?

Pendant des siècles, durant la longue histoire du monde chrétien, ce qu’on appelle, d’un mot magnifique, la philocalie, avait été l’amour de la Beauté autant qu’une expérience spirituelle.

Or l’Église autant que l’État ne semblent plus agir que mus par la haine de la Beauté. Il semble même interdit à présent d’en parler. La Beauté est devenue l’innominata de la pensée, comme en Italie ces gens dont on redoute les pouvoirs cachés et dont on ne prononce jamais le nom.

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L’État a toujours eu la haute main sur la politique des images. Des effigies royales aux monnaies, des monuments aux enseignes, des emblèmes aux ensembles sculptés. C’était vrai de la Révolution et de l’Empire, et même de la République naguère, comme ça l’avait été de la Royauté. On ne peut pas dessiner, peindre, sculpter, inciser, graver, imprimer ni broder n’importe quoi.

Cette politique de la représentation avait été copiée sur la politique des images que l’Église avait instituée : une iconographie aux motifs, aux personnages, aux allures et même aux coloris chaque fois soigneusement déterminés jusque dans leur composition chimique, et que l’artiste respectait.

L’Église était aussi garante de l’enseignement de la vérité révélée, à travers cette Biblia pauperum qu’étaient les ensembles sculptés des cathédrales.

L’Église et l’État étaient ainsi jadis considérés, selon la formule, comme les deux piliers « à soutenir les ordres des lois divines et humaines ».

L’autorité sans réplique de ces deux vénérables soutiens de la société sert aujourd’hui à imposer à tous, à l’élite intellectuelle comme au peuple désemparé, de la création artistique et de la figure de l’homme, une image avilissante. Du musée du Louvre au cloître des Bernardins et du ministre de la Culture à l’évêque de Gap, les pouvoirs de l’Église et ceux de l’État se sont en France réunis pour imposer, sans réplique possible, la louange d’un certain « art contemporain ».

On peut comprendre que le phénomène ait frappé les imaginations et qu’il suscite l’indignation. Si l’on est si fortement choqué, c’est moins par la nature de ces œuvres qui se veulent délibérément choquantes, que du fait qu’elles sont présentées là, imposées au regard, inévitables, pourvues du sceau de l’autorité, dans des églises, dans des palais et des musées, avec l’appui et la bénédiction de ces puissances.

Les gesticulations convenues des gens d’Église et des fonctionnaires d’État admirant l’« art contemporain », si contraires à leurs fonctions et à leur mission, évoquent les pantomimes burlesques des Fêtes des Fous lorsque le Moyen Âge touchait à sa fin.



Cela aurait peu d’importance. Mais entre-temps, combien d’artistes, dans le siècle qui s’est achevé et dans celui qui commence, incomparablement plus maltraités que leurs compagnons de la fin de l’autre siècle qu’on avait appelés des artistes « maudits », ont-ils disparu, en effet sacrifiés, dans l’indifférence des pouvoirs supposés les aider, morts sans avoir été reconnus, désespérés trop souvent de cette ignorance ? C’est pour eux que ce petit livre aura été écrit.

1-

Dans André Malraux, catalogue d’exposition, op. cit., p. 24.

2-

Him, 2001.

3-

Pour reprendre le titre d’une exposition confuse que présenta le Centre Pompidou en 2008.

4-

Jérôme Alexandre, L’Art contemporain, un vis-à-vis essentiel pour la Foi, Paris, Parole et Silence, 2010, p. 62-63.

5-

Collection Pinault.

6-

Exemples relevés par Aude de Kerros (manuscrit inédit).

7-

Jérôme Alexandre, reprenant à son compte des propos de Maurizio Cattelan, op. cit., p. 68.

8-

Kierkegaard, Œuvres complètes, Paris, Éditions de l’Orante, 1966-1986, vol. XIV, p. 279.

9-

Voir infra, p. 92.

: L’Hiver de la culture